Un deuxième numéro riche et dense qui ne nous trahit pas, bien au contraire.
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Publié en octobre 2015, le deuxième numéro de l’éclectique revue « La moitié du fourbi », après un enthousiasmant premier numéro sous le signe du « Écrire petit », se consacre à un maître-mot de la littérature : « Trahir », nous donnant l’occasion de découvrir dix-sept contributions, presque toutes intéressantes, et plusieurs d’entre elles simplement exceptionnelles.
Sarah Cillaire, s’appuyant sur les photographies d’Anne Collongues et sur le souvenir d’enfance d’une lecture du très arctique « Julie des loups », de Jean Craighead George, file une belle métaphore de survie à la trahison conjugale, en appropriation progressive d’un territoire d’abord inconnu, celui du quartier parisien des Batignolles (« Des Inuits aux Batignolles »). Romain Verger, revenant sur la relation de mieux en mieux connue entre Raymond Carver et son éditeur historique Gordon Lish (que Stéphane Michaka avait su aussi mettre joliment en scène dans son roman « Ciseaux » en 2012), questionne avec acuité le degré de trahison (et d’acceptation de cette trahison) que comporte l’art de la coupe sèche et du remaniement éditorial (« Efface-moi, je t’en prie »). Hugues Leroy, en une brève note accompagnant les clichés phrénologiques d’un parricide, illustre la fort fallacieuse trahison que seraient censés effectuer les formes du crâne vis-à-vis de l’âme qui y serait contenue, écho condensé, tragique et clinique, du « Crâne parfait de Lucien Bel » de Jean-Philippe Depotte (« Le Parricide Martin »).
Zoé Balthus nous offre un magnifique aperçu des sens possibles des multiples trahisons, infidélités, changements ou virages qui hantèrent la vie de Marina Tsvétaeva, et de leur rôle de carburant indispensable à sa poésie brûlante (« Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva »). Clémentine Vongole traque a posteriori le mystère et la déception que peuvent contenir les peurs enfantines, autour de l’effet terrifiant d’une image entraperçue mettant en jeu le fantastique de poupées qui s’animeraient la nuit pour tuer, traîtres possibles à l’enfant qui les chérissait, fournissant incidemment une belle source de réflexion aux amatrices et aux amateurs du fascinant jeu de rôle « Perdus sous la pluie » (« Elles veulent jouer avec vous »). Frédéric Fiolof nous offre une poignante et subtile histoire africaine, de vies reconstruites, de miroirs, d’illusions et de prestidigitation nourries de distance, d’espoir et de mythe (« Le roi est nu »). Guillaume Duprat, à partir de la place assignée aux traîtres chez Dante, reconstruit en une saisissante série de graphiques la manière dont les lieux de punition, d’expiation et de récompense s’y enchâssent physiquement ou mathématiquement (« Topologie de l’Enfer et localisation des traîtres dans La Divine Comédie »).
Anthony Poiraudeau explore avec une infinie sensibilité, en évoquant Annie Ernaux, Édouard Louis ou son cas personnel, la manière dont l’écrivain d’origine modeste peut être – ou non – un « traître de classe » : à quels titres, selon quelles injonctions, et dans quels référentiels possibles ? (« Aussi bien que les autres »). La revue nous offre ensuite un roboratif entretien avec Geoffroy de Lagasnerie, autour de son livre « L’art de la révolte : Snowden, Assange, Manning », interrogeant le statut du traître : traître pour qui et traître par rapport à quoi ? Anne-Françoise Kavauvea nous propose un texte superbe de finesse et d’intelligence, autour d’Aharon Appelfeld, mais aussi de Rose Ausländer et de Paul Celan, transposant la phrase de Theodor Adorno sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz en un questionnement de la possibilité d’un rapport inchangé à sa langue, maternelle ou autre, une fois qu’elle est devenue celle des bourreaux et des kapos à une échelle quasiment indicible (« Aharon Appelfeld : trahir sa langue »). Nolwenn Euzen, enfin, nous montre le saisissant résultat, en texte et en image, de la rencontre d’une tronçonneuse et d’une encyclopédie illustrée en six volumes, geste poétique et joueur qui heurte autant qu’il réjouit (« Marche ou rêve »).
Onze textes passionnants, donc. Celui de Frédéric Forte, clin d’œil oulipien que je n’ai sans doute pas vraiment compris, est le seul à n’avoir pas su me convaincre, tandis que cette deuxième « Moitié du fourbi » m’a réellement enchanté à travers cinq réussites majeures, résonnant fort avec ma sensibilité et mes intérêts spécifiques.
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« Vies de Kurt Gerron » d’Hélène Gaudy : avant-goût d’un livre à venir prochainement, ce tour de piste en compagnie d’un cinéaste juif ne réalisant pas réellement ce qui l’attend, puis forcé de devenir le réalisateur d’une sinistre farce filmée potemkinienne au camp-vitrine de Theresienstadt avant d’être assassiné à Auschwitz, est glaçant, poignant et décapant, comme le rappelait d’ailleurs ma collègue et amie Charybde 7, à propos du « Requiem de Terezin » de Josef Bor.
L’organisation est colossale, on se croirait à Hollywood. Même si le film est censé être un documentaire, il doit faire siens tous les codes de l’industrie de la fiction. Gerron mène son monde à la baguette depuis sa chaise où est écrit « réalisateur ». Il cadre, comme on le lui a demandé, les personnalités les plus connues en plan rapproché – à Theresienstadt sont rassemblés de nombreux artistes, entrepreneurs ou savants célèbres dont la disparition trop rapide aurait risqué d’émouvoir. Les figer sur pellicule, c’est ménager la possibilité de prolonger l’illusion, même après leur exécution.
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« Pardonne pas – Sept roses rouillées à la mémoire de François Mitterrand » d’Alain Giorgetti : ce tour de force extrait en sept points, en sept courts paragraphes bercés du son des luttes et des échos de la Fensch Vallée (sous le signe des sept arts libéraux des Anciens, grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique), les reniements et les trahisons à venir, les mensonges impavides et les absences d’excuses, tous déjà contenus, déjà marqués et filigranés, dans le discours de François Mitterrand à Longwy, le 13 octobre 1981, à propos de l’avenir de la sidérurgie lorraine. Alain Giorgietti y orchestre aussi, en cinq pages d’une densité exceptionnelle, une terrible résonance avec le grand « Lorraine connection » de Dominique Manotti.
Mais le moteur de l’hélicoptère-iceberg était en avance et le cortège présidentiel en retard. Les instruments restèrent dans les étuis. Pas de fanfare. Pas de concert. Et le silence qui suivit François Mitterrand n’était rien d’autre que du François Mitterrand. Il n’est jamais revenu. Il n’y a donc pas de comptes à rendre. Pas de procès à faire. Pas de justice à attendre, de torts à redresser ou d’histoire à réécrire. Oui, la terre ment ! Et le ciel ment aussi. Les hommes politiques mentent ainsi que les hommes tout court. Les roses mentent elles aussi, qui trahissent les oiseaux, les insectes et les âmes romantiques. Grammaire, Rhétorique, Dialectique, Arithmétique, Géométrie, Astronomie et Musique… les Anciens bâtirent les Arts Libéraux sur l’art du mensonge savant, de la parole volage et du discours dominateur. Dans le petit cimetière de Hussigny-Godbrange, à mi-chemin entre Longwy et Villerupt, il y a, parmi d’autres, la tombe d’un père sidérurgiste. Elle est gravée de son patronyme chantant l’Italie et d’un prénom francisé. En dessous gît une fleur en bronze. Une rose brisée. Alors, condamnable ou condamné, François Mitterrand ? Pardonnable ou pardonné ? Une seule chose est sûre, c’est qu’il n’a jamais demandé pardon à Longwy : « Je vous dirai intentionnellement vous, qui que vous soyez, vous êtes mes amis, ceux qui avez choisi non seulement un Président, mais surtout une politique, qui avez fait choix d’un certain avenir, dans une société d’égalité et de justice où nous allons ensemble bâtir plus que jamais la liberté. »
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« La très grande vadrouille ou ce par quoi, dans la guerre, Hans Reiter se sentit trahi » de Jean-Yves Jouannais : l’auteur y imagine avec un redoutable sens de l’instant historique fugace, de l’ironie de l’histoire et du tragique dissimulé, la réaction d’un certain Hans Reiter, saisi par la radio, à l’écoute imposée par trois SS présents, au cours d’une soirée fine dans un cabaret-bordel viennois, le 28 avril 1939. Il s’agit du discours de Hitler « répondant » au milieu des gloussements et des rires à l’appel solennel que lui avait adressé F.D. Roosevelt, treize jours plus tôt, demandant des assurances ou une forme de sanctuarisation vis-à-vis d’une longue liste de nations pouvant se sentir menacées par le Reich.
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« Ma voix n’est plus la mienne » de Hugues Leroy : après une variation sur le cynisme et la culpabilité, et les notions de droite et de gauche en matière de traîtrise, traitées avec une forme de fausse légèreté assez décapante, l’auteur nous entraîne aux côtés de Lev Kamenev au cœur des procès de Moscou, point d’orgue du délire obsidional stalinien, pour analyser les nuances des confessions du traître face au procureur Vychinski, et tenter d’y discerner comme une sorte d’ultime clin d’œil, de venin soigneusement dissimulé dans la queue ultime, exercice passionnant et accablant qui résonne avec les machiavéliques interrogatoires figurant, sans hasard, au menu d’une large part du post-exotisme volodinien.
Le temps, le style : derniers remparts de Kamenev. Il semble s’être retranché tout entier derrière eux, avec une telle ténacité que quelque chose de lui nous arrive encore – semble du moins nous arriver, malgré les aveux rédigés pour lui, les sommations de Vychinski, les traducteurs, la censure, par-delà la stupéfaction du monde et la fausse sérénité des partis frères : « Dans aucun pays du monde, justifiera l’Humanité du bout de la plume le 9 septembre, on n’a vu personne, sinon un fou ou un désespéré, s’accuser sans raison d’un crime qu’il n’a pas commis. » Kamenev n’était pas fou. Sa pensée ne transparaît plus que par éclats, dans ses silences, ses ponctuations, ses doubles sens résignés ; mais elle transparaît encore.
« Grande bouche belle gueule aux yeux de génisse » de Marie Cosnay : flamboyante, caustique, engagée et songeuse, l’analyse de Marie Cosnay s’empare du refuge et de la migration (qui irrigue tout son récent roman « Cordelia la guerre »), confrontant la réalité grecque d’aujourd’hui (déjà évoquée dans son beau « Ces nuits sont à toi, Alexis », avec Myrto Gondicas) au filtre mythique de la fuite, de l’errance et de la soif dynastique d’Énée, l’errant, fuyant les malheurs de Troie en quête d’un autre destin. Un aller-retour à la fois poétique et acéré nous offre ainsi un rude parallèle, au-delà des siècles, dans les archétypes qui nous façonnent, à notre insu ou non, entre un vagabond conquérant et un réfugié ordinaire dont la part d’aveuglement, de cynisme et d’énergie rend bien entendu songeur, justement.
Trahison. Europe de grande bouche et aux yeux de douce génisse, tu as trahi. Jamais tu ne te tais ni ne fais comme Énée, traître épique et joyeux. Jamais tu n’empruntes la langue des vaincus. Jamais on ne t’entend débattre, jamais tu ne veux négocier, jamais, comme Ramin, tu ne te faufiles, découvrant les passages : tu préfères le mur.
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