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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Personne » (Gwenaëlle Aubry)

Vingt-six angles de vue pour écrire, avec poigne et intelligence, le roman tragique et tendre d’un père bipolaire et de son effondrement continu.

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Aubry

Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, « livres de brouillon », blocs à en-tête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. j’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. Chaque matin, chaque soir, il s’est assis à son bureau, il a allumé une Pall Mall ou une Craven A, dont la cendre troue les feuillets, et il a tenté de recomposer sa vie. Pas de récits, sinon de rêves, mais des comptes, des bilans, des listes de choses à faire (« Téléphoner aux filles, payer loyer, tenir jusqu’à demain », et le lendemain il raye et en marge il écrit « FAIT »), et surtout, sans cesse recommencés, des schémas : lignes droites partagées en segments, segments de bonheur, segments de malheur, segments avec et sans alcool, avec et sans hospitalisation, fléchés de dates et de noms propres, puis, à mesure, de moins en moins de lignes droites mais des séries de triangles inversés, gouffres et sommets, crêtes et failles qui dessinent, sur le papier quadrillé, la carte de sa mélancolie. De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi. Je peux en suivre du doigt la géographie accidentée, la géographie inexacte. Je sais qu’elles dessinent la part d’ombre, le négatif de ma vie. Qu’aux failles correspondent ses absences et que, même à distance, j’y étais avec lui engouffrée. Pas plus que lui, je ne sais qui il était. Tout ce que je sais, c’est que, chaque matin, chaque soir, quand il ouvrait ses cahiers, c’était cela qu’il cherchait. Ces lignes innombrables, ces caractères élégants, réguliers, même dans les pires moments, tissent le filet où il cherchait à s’attraper, tendent la toile dont il était le centre absent. C’était cela qu’il cherchait, se saisir, s’attraper, se mettre la main au collet.
On raconte, je ne sais plus où, cette histoire du Golem qui, parce que chaque matin il oubliait où étaient ses vêtements, décide un soir de noter leur emplacement. Au réveil, il parvient enfin à remettre la main sur chacun, passe pantalon, veste et chapeau, mais soudain il s’aperçoit qu’il lui manque encore quelque chose : moi-même, se demande-t-il soudain, où me suis-je laissé, où suis-je donc ? Voilà, je crois, ce que faisait mon père chaque matin : il attrapait cigarette, stylo et cahier, et il se demandait où il s’était laissé. Il tendait la main, saisissait des défroques, des costumes rapiécés, des manteaux d’Arlequin. Sur la page blanche surgissaient les masques de sa scène intérieure, un peuple nombreux, bariolé, titubant, le Fils prodigue et l’Amoureux éconduit, le Clown et le Pirate, le Flic et le Truand, le Moine et le Débauché, le Bourgeois et le Clochard, le Sage et le Fou. Mais lui, dans tout cela, il n’y était pas. Parfois aussi il tentait un portrait, il énumérait ses qualités, nom prénom date de naissance profession signes particuliers, puis il s’arrêtait net, comme s’il n’y croyait pas : lui-même, où s’était-il laissé, où était-il donc ?

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C’est grâce à Hélène Gaudy que j’ai découvert Gwenaëlle Aubry, un soir d’octobre 2018, à travers ce roman, « Personne », que l’autrice de « Une île, une forteresse » et de « Un monde sans rivage » avait chaleureusement proposé dans sa sélection de libraire d’un soir chez Charybde (une rencontre à écouter ici). « Livre donnant une forme à une absence », usant d’un magnifique abécédaire pour rendre possible une narration impossible, celle de la vie et de la mort de son propre père, soumis à un intense trouble psychiatrique, celui de la bipolarité. Livre profondément bouleversant sans aucun pathos, livre d’une étonnante beauté poétique, livre d’une inventivité a priori totalement inattendue, ce texte relativement court m’a totalement conquis à mon tour.

L’abécédaire qu’utilise Gwenaëlle Aubry pour nous donner à percevoir cet irracontable si intime est d’une étonnante tendresse malicieuse, mêlant James Bond à Dustin Hoffman, le Mouton Noir à l’Homme sans qualités, Antonin Artaud au Napoléon du Grand Nord, Georges Pérec à Jean-Pierre Léaud,  le Flic au SDF, ou encore le Jésuite au Pirate. Pour romancer le parcours chaotique de l’enfoncement d’un père dans la psychose, pour saisir les facettes contradictoires d’un être en voie d’effacement définitif, au quotidien, dans ses moments d’exaltation comme dans ses moments d’abattement, l’autrice mobilise avec une extraordinaire justesse les ressources les plus variées, multiplie avec une terrible grâce les angles de vue sur une dérive au long cours, et offre un regard comme démultiplié sur l’insondable, sur l’étroite association du vide et du plein qui peut ainsi hanter une vie – et d’autres par rebond et capillarité. Ce cinquième roman de la philosophe spécialiste de Plotin, publié au Mercure de France en 2009, s’affirme bien, en à peine 180 pages, comme un très grand texte.

À la fin de sa vie, mon père voulait être rien. C’est-à-dire qu’il voulait être seulement, ôter ses masques, dépouiller ses défroques, renoncer aux rôles, aux personnages, que sa vie entière il s’était épuisé à incarner, se défaire des qualités qu’il avait une à une revêtues, cherchant celle qui le définirait, lui donnerait forme et contenu, le changerait enfin en sa propre statue, une silhouette de marbre aux contours nets, aux arêtes tranchées, une personne, un homme fait, un homme de qualité, de ceux qui arpentent les rues dans la grande lumière de midi sans jamais se demander pourquoi ils sont eux-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs pas, et ainsi il allait, inscrivant de nouveaux titres sur ses cartes de visite, essayant son nez de clown, ses lunettes d’espion, son bandeau de pirate, sa peau de mouton noir, son tablier de franc-maçon, éternel enfant de cinq ans jonglant avec les possibles, prenant, devant son miroir, les poses des vies rêvées, cherchant celle qui, enfin, collerait à sa peau, s’imprimerait sur ses traits, celle dans laquelle sa foule intérieure pourrait se rassembler, dire d’une seule voix c’est moi, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas, car ils étaient trop nombreux, les autres qu’il abritait, trop nombreux à loger sous sa peau, à parler avec sa voix, c’était eux qui à travers lui, tour à tour, disaient je, qualités sans homme, attributs sans moi, atomes pulvérisés autour d’un centre absent.
Un jour est venu, ainsi, où il a voulu se débarrasser d’eux, quitte à aller nu, quitte à n’être rien, un homme sans qualités et même un peu moins, ou beaucoup plus, un homme, seulement, qui malgré tout vivait. Il lui fallait, pour cela, renoncer à avoir, ce qui n’allait pas de soi dans cette famille où une vie se chiffrait en maisons et en meubles, en propriétés et en gains. Dans la petite chambre blanche où nous l’avions installé, il ne lui restait plus qu’un divan et un bureau, quelques photos, quelques tableaux ; et de cette famille largement ramifiée, seuls ses enfants pouvaient encore compter pour siens :
Je ne suis pas encore revenu dans le monde des plaisirs, mais je sais les joies possibles à condition d’aller vers elles. La proximité retrouvée des miens est déjà « la grande joie », et je ne puis espérer avoir celle de jouir de la bibliothèque de Montaigne, de la piscine de Dali à Cadaquès, du petit bureau de campagne de Napoléon, pour écrire seul face à la mer, aux déferlements de la pointe du Raz, aux éclats des vagues à Biarritz. Être à nouveau le père aimé et estimé, trouver l’amour en étant une nouvelle fois saisi par lui. Avoir : il m’en faut peu. Être : je dois pouvoir le redevenir pleinement, mais différemment sans doute. Je ne peux que m’en faire promesse.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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