D’une expédition polaire maladroite, disparue corps et biens, extraire, en s’appuyant sur quelques photographies miraculeusement retrouvées, une puissante poétique de la limite, du vide et de la glace résonnant en nous.
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Parfois, une image rompt l’accord tacite passé avec toutes les autres – les voir comme des surfaces, comme des souvenirs, accepter que ce qu’elles montrent n’ait plus d’existence que dans un cadre de verre ou de papier. Il arrive que l’une d’elles brise l’habitude qu’ont prise nos yeux, pour leur repos, pour leur tranquillité, de s’habituer à toutes, de n’en saisir aucune. Parfois, on s’arrête. Pour regarder.
Les vastes salles du musée libèrent alors l’espace entamé par la photographie, la rumeur de la mer se fait plus présente, entraînant des fragments d’un Nord aussi inconnu que familier, d’une zone blanche qu’on porterait tous en soi comme une île. Il y aurait un lac, un glacier, des sapins et des rennes, puis de moins en moins d’arbres, rien que le froid et la clarté.
Les choses ont changé d’échelle, l’image prend toute la place. L’amorce d’un récit semble s’y tenir cachée, quelque chose en déborde, quelque chose d’inachevé, l’ébauche de trajectoires qui vont s’écrire de nouveau, à l’envers, puisqu’elle vient d’en devenir le nouveau point de départ.
L’œil est une plaque photographique qui se développe dans la mémoire. D’autres images résident, quelque part, entre la lentille et la trace.
Il y avait eu les allusions encore discrètes de « Accroche l’ombre (Trois images) », dans le numéro 8 (« Instants biographiques ») de la belle revue La moitié du fourbi, il y avait eu l’explicitation d’un dessein, déjà, dans le somptueux galop d’essai inclus dans le recueil collectif « Zones blanches », sous le titre « Bruit blanc », il y a mon tropisme ancien pour ce qui a trait au Grand Nord ou au Grand Sud, au permafrost ou aux hummocks. Il y eut surtout, sur ce même blog, la superbe chronique de ma collègue et amie Marianne, à lire ici.
Il était donc plus que temps de plonger, en compagnie d’Hélène Gaudy et grâce à son « Un monde sans rivage » (Actes Sud, 2019), dans les replis et les interstices, dans les significations et les échos de l’expédition polaire suédoise de S.A. Andrée, de sa disparition corps et biens en 1897 à sa réapparition incroyable, par le biais des restes enfouis de leur ultime campement, des cadavres des trois explorateurs, et de quelques photographies exhumées de la glace du Svalbard en 1930, en passant par quelques événements connexes ou ultérieurs.
Un accroc, un gouffre, une anomalie : c’est ce que vendent les premières agences de voyages qui viennent d’ajouter l’Arctique à leurs catalogues. Un voyage vers l’oubli. Ici, vous serez loin des préoccupations quotidiennes. Le blanc est un bandeau qu’on vous pose sur les yeux. Un large paysage qui ressemble à l’attente, au sommeil, une terre vierge qui saura prendre la forme de ceux qui la fouleront les premiers, nommeront ses embouchures, ses golfes, ses montagnes. Une glaise à pétrir, dont extraire les richesses puisqu’en-dessous du blanc, il y a du noir, en dessous de la neige, du charbon.
Quel paysage laisserait voir l’Arctique si on le dépouillait de la neige ?
En août 1930, personne, encore, ne le sait.
Pourtant, la montagne a déjà été percée, harnachée de colonnes de bois, des câbles pendent contre la roche, le noir affleure sous l’herbe rare, mais il suffit de s’éloigner des mines, de leur vie souterraine, pour trouver un territoire vaste, vierge, survivant à ceux qui l’ont arpenté, un lieu dont on pouvait mourir et dont la seule existence suffisait à prolonger le monde, par l’ignorance qu’on en avait.
Pour s’y rendre, il faut laisser défiler les routes rabotées comme pierre ponce, frottées au blanc, au noir, il faut traverser la mer, suivre les chemins qui peu à peu se défont de tout ce que l’on connaît, maisons, passants, bêtes familières et jusqu’aux arbres, aux plantes, à la plus petite herbe, peu à peu dilués dans l’espace.
Il faut arracher, renoncer, dépouiller.
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Il ne s’agit pas ici d’Histoire stricto sensu. Les faits, même ténus, sont rigoureusement là. L’arrière-plan, tout en fièvre polaire, en nationalismes exacerbés, en prétextes à gloriole personnelle de scientifiques, d’aventuriers ou de mélanges des deux, ou collective à l’échelle des empires (on se souviendra par exemple du surprenant « Les effrois de la glace et des ténèbres » de Christoph Ransmayr, d’ailleurs cité en annexe par Hélène Gaudy, à propos de l’expédition austro-hongroise de 1872 ayant conduit à la découverte de l’archipel François-Joseph, encore un peu plus nordique que le Svalbard norvégien), étend discrètement son emprise sur les conditions initiales de température et de pression du récit – récit à imaginer et récit à conduire. Ce n’est pas dans le compte-rendu historique que s’affirment le pouvoir de la poésie et de l’imagination pour saisir le réel, mais bien dans la manière de s’emparer des interstices laissés libres (ou faiblement occupés) par les faits avérés : Hélène Gaudy nous en offre ici une formidable démonstration, comme le fit, en matière d’expédition polaire, le William T. Vollmann des « Fusils » (également cité par l’autrice) et comme échoua à la produire le Dan Simmons de « Terreur », tous deux à partir du même matériau, celui de l’expédition Franklin en quête du passage du Nord-Ouest. Pour la funeste équipée en aérostat à hydrogène, les journaux de bord retrouvés, incomplets de toute façon, pourraient après tout avoir été falsifiés, par action ou par omission ; les photographies elles-mêmes, sans être naturellement soupçonnables de photoshoppage, sont (très) posées. Il y a donc place pour, il y a nécessité même de reconstruire, de proposer, de spéculer sur ces traces, sur ces empreintes qui sont peut-être d’abord des béances, des aiguillons, des encouragements ambigus et paradoxaux.
Nous sommes encore dans les années 1930. Plus pour longtemps. Les photographies tirent en arrière, dans l’épaisseur des gris et des noirs, à travers ces années qui séparent leur découverte des instants où elles ont été prises, ces années qui ont vu, lentement, le siècle à peine entamé vaciller sur ses fondations et, déjà, basculer.
On rembobine la bande, on creuse dans ces trente-trois années, on quitte ce monde qui a vu revenir, à Tromsø, les restes d’Andrée, de Frænkel, de Strindberg, ce monde si différent ce celui qu’ils ont connu et tellement identique pourtant, lancé dans une même fuite en avant, toujours troué de vides, d’attentes, de vies silencieuses qui ne sont inscrites nulle part, d’aveuglement à ce qui vient.
Les images sont des paliers pour plonger en apnée, s’enfoncer, reprendre de l’air, s’arrimer aux détails, au minimum visible, et en passant de l’une à l’autre, jeter un regard aux gouffres qui les séparent, dont on ne perçoit qu’une rumeur, à peine un frémissement.
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Hélène Gaudy ne s’étend pas, sans toutefois le voiler le moins du monde, sur l’amateurisme tragique de l’expédition, qu’avait assez lourdement souligné Per Olof Sundman (« Le Voyage de l’ingénieur Andrée », 1967) ou que laissait percoler Monica Kristensen dans son adaptation contemporaine du funeste voyage (« L’Expédition », 2014). Les évocations admirables de Fridtjof Nansen, d’Ernest Shackleton, voire de Roald Amundsen, autrement professionnels que le malheureux trio de Kvitøya, suffisent ici largement à constater ce point névralgique de l’aventure, mais contribuent puissamment à l’autre modalité secrète de « Un monde sans rivage ». C’est que le récit ici, avec sa subtile orchestration technique et polyphonique, s’attaque bien, fondamentalement, à une véritable construction imaginaire de l’exploration polaire – dans ses ramifications les moins rebattues. Ce texte magnifique est bien ainsi, avec ruse, le digne continuateur d’une entreprise littéraire jamais achevée, celle de la recherche des vérités équivoques d’une géographie – au sens ce ce que la géographie cause à l’être humain -, celle d’une ville américaine fictive (« Plein hiver », 2014), celle d’un village Potemkine inavouable (« Une île, une forteresse », 2016), celle d’un lac secret quasi-inaccessible (« Grands lieux », 2017), ou celle enfin d’un grand lieu par excellence, la banquise arctique.
Ils ne tiennent pas à voir leur plaque de glace rétrécir jusqu’à devoir s’agripper les uns aux autres sur quelques mètres de banquise, et sans doute pressentent-ils que l’immobilité finira par signer leur fin, à laquelle ressemblent déjà, c’est vrai, ces drôles de journées à attendre sous une coupole de nuages blancs, dans un monde sans ombre, sans contraste, sans rivage.
Ils vont se diriger vers un dépôt de vivres, en direction de la terre François-Joseph. Ils auraient pu choisir d’aller vers Sjuøyane, « les sept îles », légèrement plus faciles d’accès, mais ces terres-là sont trop balisées. La terre François-Joseph est plus mystérieuse, plus vierge. Même si elle a été découverte par Julius von Payer en 1873, sa forme sur les cartes reste approximative et il y a sur sa route des îles auxquelles ils peuvent espérer donner leurs noms. Voilà le genre de choses auxquelles ils croient encore au début de l’été.
Avant de partir, ils font l’inventaire de leur matériel. Il leur reste trois traîneaux et un canot, peu adaptés aux longues marches puisqu’ils n’étaient censés leur servir qu’à la fin du voyage, pour parcourir les derniers kilomètres qui auraient dû séparer leur atterrissage d’une arrivée triomphale en Sibérie, au Canada ou en Alaska.
Ils sortent les boîtes de conserve, les médicaments, les armes, le whisky, le champagne. Ils tentent de trier, ils gardent presque tout. Ils gardent des cravates, des cadenas, des punaises, un foulard de soie rose. Ils gardent une large nappe blanche ornée de broderies. Ils gardent tout un tas de choses inutiles.
Ils n’ont pas les cartes. Ils n’ont pas le récit, encore, de leur propre histoire. Alors, tout peut servir, tout peut être un espoir. Le foulard de soie comme le portrait d’Anna.
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® Joël Saget / AFP
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