D’une rare richesse, une lecture polyphonique de l’oeuvre de Blaise Cendrars, en résonance avec celles de Mathias Énard et de plusieurs autres à l’écriture également passionnante.
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Depuis 2006, Guéret, au cœur du Limousin, est chaque fin septembre le lieu d’une fête littéraire réputée parmi les plus intenses qui soient : les Rencontres de Chaminadour, ainsi nommées d’après le surnom affectueux que Marcel Jouhandeau donnait à la préfecture de la Creuse, auteur qui fut le centre de la première manifestation, créée à l’origine par deux locaux, l’auteur Pierre Michon et le lecteur Hugues Bachelot.
Après avoir ainsi célébré en conférences et en table-rondes Pierre Michon(2007), Julien Gracq (2008), Jean Echenoz (2009), Pascal Quignard(2010), Olivier Rolin (2011), Sylvie Germain (2012) et Patrick Deville(2013), les Rencontres de Chaminadour ont fait évoluer leur formule, en proposant que les quatre jours de discussions honorent aussi un auteur plus ancien « dont l’héritage se reconnaît chez un écrivain d’aujourd’hui », conduisant ainsi aux associations Pierre Michon / Antonin Artaud (2014), Maylis de Kerangal / Claude Simon (2015), Mathias Énard / Blaise Cendrars (2016), Arno Bertina / Svetlana Alexievitch (2017) et Mathieu Riboulet / Jean Genet (2018), chaque édition étant magnifiée l’année suivante par la publication des Carnets de Chaminadour correspondants, intégrant l’ensemble des communications et des débats ayant eu lieu à Guéret l’année précédente.
C’est ainsi que ce douzième numéro des Carnets, conduisant, selon la formule désormais consacrée, Mathias Énard « sur les grands chemins de » Blaise Cendrars, a été publié en 2017 par l’association qui gère et soutient l’événement annuel.
Blaise Cendrars raconte qu’il aimait, dans ses vieux jours, aller chercher un ami à l’aéroport : il se tenait debout à la porte, et regardait sortir les passagers. Il pensait aux destinations colorées, d’où ils arriveraient, aux noms des lieux lointains qu’ils ramenaient avec eux, à la longue liste d’objets rares ou communs que recelaient leurs bagages, à la vibration du monde qui lui parvenait avec le froufrou des hélices ou le bruissement des réacteurs et plus que tout, il était capable, disait-il, de reconnaître l’origine de la foule à son odeur : regardez, disait-il, ce monsieur arrive de Pernambouc, il sent le bois exotique, une odeur de perroquet qui donne de la couleur à son complet blanc. Cette dame revient du Maroc, elle a le parfum de sable infini de la grande caravane, celle de Tombouctou, du fleuve Niger. Ce garçon ? Ce garçon est un mécanicien ou un artilleur – un artilleur non, finalement, il aurait l’air bien plus prétentieux – un mécanicien ou plus précisément un diéséliste marin qui empeste l’huile, le gasoil et les embruns. Vous voyez, disait Blaise Cendrars dans le Terminal de voyageurs d’Orly, à deux pas des Invalides, il suffit de renifler ! Et lorsqu’on lui demandait qui il attendait il répondait : je n’attends personne. J’attends tout le monde.
Célébrons l’ami Blaise à la main unique, célébrons le monde avec lui, le monde en lui : une plui d’étoiles pour le manchot céleste !
(Mathias Énard)
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En présence de deux œuvres de la richesse et de la puissance de celles de Blaise Cendrars et de Mathias Énard (même si celui-ci avait expressément requis qu’il soit surtout et avant tout question ici du « manchot céleste »), il y a un véritable plaisir à naviguer de table-ronde en conférence, d’intervention en discussion, en compagnie des universitaires, critiques et écrivains conviés à participer à ces journées de Chaminadour.
En présence de lycéens de Guéret et de la région Limousin, on peut goûter les perches lancées, pour une initiation sans surplomb, par Jean Guloineau, Jean-Marie Chevrier et Pierre Michon, célébrant d’emblée, chacun à leur manière, « La Prose du Transsibérien » (1913), « L’or » (1925) et « Moravagine » (1926), vraisemblablement les trois textes les plus connus aujourd’hui de Cendrars (1887-1961). D’emblée, bon nombre de jalons sont posés, qui seront développés à d’autres instants des journées : la relation et la rivalité de facto avec Apollinaire, le caractère éminemment structurant de l’amputation du bras et de l’apparition de la main amie, la rupture poétique que représente « La Prose du Transsibérien », l’importance de la guerre, celle du voyage imaginaire, réalisé ou inventé,…
Tous ces thèmes, et bien d’autres, seront ici approfondis et retournés dans leurs sens par, notamment, Marie-Paule Berranger, Ingrid Thobois et Mathieu Larnaudie (Table-ronde : « Le poète du monde entier »), Pierre Ducrozet, Mathias Énard, Hélène Gaudy et Jean-Carlo Flückiger (Table-ronde : « »Des mémoires qui sont des mémoires sans être des mémoires » – Bourlinguer et la tétralogie de Cendrars »), Ingrid Thobois, Arno Bertina, Pierre Ducrozet et Claude Leroy (Table-ronde : « L’utopie brésilienne » – à propos de laquelle on se sent obligé ici d’ajouter la mention de Léo Henry et de sa remarquable nouvelle « Révélations du Prince de feu », associant fort logiquement Cendrars à Corto Maltese, le héros de Hugo Pratt, au Brésil en 1927), Mathias Énard, Sylvain Coher, Mathieu Larnaudie et Christian Garcin (Table-ronde : « L’appel du grand large »), Frédéric Jacques Temple, Myriam Boucharenc, Sylvain Coher et Laurence Campa (Table-ronde : « Au rendez-vous des amis (poètes et peintres) »), Myriam Boucharenc, Christine Le Quellec Cottier et Jean-Carlo Flückiger (Table-ronde : « Cendrars en toutes lettres – L’épistolier »), Arno Bertina, Mathias Énard, Olivier Rolin et Jean-Carlo Flückiger (Table-ronde : « Je suis l’autre – Cendrars et le double Moravagine« ), Claude Leroy, Mathias Énard, Olivier Rolin et Christian Garcin (Table-ronde : « Le mythe du Transsibérien après Cendrars » – occasion en or de revenir indirectement ou directement sur les propres expériences sibériennes et littéraires de ces auteurs, de « L’alcool et la nostalgie » à « En descendant les fleuves » en passant par « Ienisseï », « Baïkal-Amour » ou « Le météorologue »), Frédéric Jacques Temple, Jean Kaempfer et Pierre Michon (Table-ronde : « La grande guerre – L’homme à la main coupée »), ou encore Mathias Énard, Pierre Michon et Claude Leroy (Table-ronde : « Lotir le ciel »).
Il faut aussi saluer au passage la qualité, très perceptible dans ces compte-rendus, des modératrices et des modérateurs. Christine Le Quellec Cottier, Élodie Karaki, Jean-Carlo Flückiger, Claude Leroy, Marie-Paule Berranger, Jean Kaempfer, Myriam Boucharenc ou Laurence Campa ne se contentent pas de tenir l’horloge, ce qui constitue déjà une prouesse en soi dans des journées visiblement aussi denses et intenses, mais elles et ils ajoutent, par leur lecture fine et leur sens de l’enchaînement et de l’à-propos, une belle dynamique dans des discussions qui fusent volontiers dans des directions parfois inattendues.
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« Faire lire » a un côté tellement prescriptif que ça me paraît bien éloigné de l’esprit de poésie. Je pense que, d’abord, il faut favoriser l’imprégnation, et puis rompre peut-être une certaine intimidation qui vient du fait que la poésie a l’air de parler un langage à côté du langage ordinaire, ce qui n’est pas toujours le cas. Mais même dans les prosaïsmes de Cendrars, il y a l’intégration de ces mots savants qu’il réussit magiquement. Ce sont des mots très spécialisés qui viennent se mêler à la prose du quotidien. Tout ça est très difficile à faire, et très difficile, peut-être, aussi, à accepter quand on le rencontre. Pour lire de la poésie, il faut accepter d’être désarçonné dans ce qu’on croyait savoir, et de voyager ou de se décaler dans ses compétences, dans ses convictions. Accepter de se laisser désarçonner, c’est un risque que prend aussi le lecteur, et que peut-être il n’a pas toujours envie de prendre. Enfin, les jeunes lecteurs n’ont pas toujours envie de se lancer dans cette aventure-là, qui les met peut-être un peu en danger par rapport au langage convenu, à la possibilité de s’exprimer sans réfléchir aux mots eux-mêmes. Lire de la poésie, ce n’est pas seulement lire un certain type de texte, c’est une manière de lire. Comme le disait Ingrid tout à l’heure, c’est une façon d’extraire la poésie d’endroits où on n’irait pas forcément la chercher d’abord. Et cette façon de lire, elle s’attrape par imprégnation : faire lire de la poésie, c’est d’abord en lire, simplement, avant de discourir dessus, ce qui peut éloigner de la poésie. (Marie-Paule Berranger)
Au-delà de l’occasion rêvée de découvrir ou redécouvrir Blaise Cendrars par des voies pénétrantes ou par de subtiles rocades, et de mesurer ainsi pleinement son impact intact aujourd’hui sur nos littératures, cet ouvrage est aussi, naturellement, une formidable porte d’entrée dans le travail de Mathias Énard, et l’on y découvrira, avec ravissement, nombre de remarques et d’incises, objets centraux de certains échanges ou s’y glissant en catimini, propres à éclairer de jours nouveaux « Boussole », « Zone », « Rue des voleurs », voire « La perfection du tir » ou « Remonter l’Orénoque ».
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Blaise Cendrars & Sonia Delaunay : « La prose du Transsibérien »
Pour finir, ces Rencontres de Chaminadour, et l’ouvrage qui en rend si fidèlement compte, sont aussi une fenêtre rare sur la manière dont opèrent les transferts et les résonances entre écrivains, en littérature. En lisant les bonds et les rebonds qui interviennent au fil des table-rondes, où se télescopent, dans l’échange créateur pour plus tard, les regards portés incidemment, comme mine de rien, sur le « Eroica » de Pierre Ducrozet (en attendant alors son « L’invention des corps »), sur le « Une île, une forteresse » d’Hélène Gaudy, sur le « Une longue vague porteuse » de Frédéric Jacques Temple, sur « L’invention du monde » d’Olivier Rolin, sur le « Je suis une aventure » d’Arno Bertina, sur le « Vertige de la liste » d’Umberto Eco, ou lorsque Sylvain Coher évoque Édouard Peisson ou Nikos Kavvadias, qu’Olivier Rolin discute du « Cheval blême » de Boris Savinkov, que Pierre Michon rappelle le « Ceux de 14 » de Maurice Genevoix, nous font pénétrer de plain chant dans l’atelier de la littérature telle qu’elle s’élabore, entre le dedans et le dehors, entre l’introspection et l’échange, entre l’écriture et la lecture.
La vitesse et la musique sont finalement la même chose. La musique, c’est ce qui moi me touche le plus dans ces romans-là. Il fait complètement œuvre de musicien, il est toujours dans la mélodie, le refrain, le contrepoint, ce sont des thèmes qui s’enchaînent, comme en jazz, et ensuite on part ailleurs, on revient. C’est vraiment une œuvre de compositeur, et ça rejoint aussi, je pense, Boussole, Zone, où il est constamment question de ça, d’improvisation et d’architecture globale – ça rejoint le free-jazz. On a une note qu’on file, et puis on repart ailleurs, on revient etc. Rhapsodie, bien sûr, qui est un des thèmes centraux de L’Homme foudroyé. Ça, c’est peut-être la caractéristique des grands créateurs, ils ne sont jamais uniquement en train de faire ce qu’ils sont en train de faire. Ils écrivent, en l’occurrence, mais ils font aussi de la musique, évidemment, de la peinture, qui est omniprésente chez Cendrars, de la photo (on parlait tout à l’heure de Kodak). Il écrit, mais il fait bien autre chose, et c’est ça qui me touche, et bien sûr la musicalité de la langue qui en est l’incarnation. (Pierre Ducrozet)
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Blaise Cendrars
Un grand auteur, et un grand bonhomme tout court, que Louis Frédéric Sauser, dit Blaise Cendrars. Suisse d’origine, il s’engage avec d’autres dans le 3epe régiment de marche de la Légion Etrangère et part sur le front de Somme en novembre 1914. Il y est soldat de base de « première classe », mais c’est un des rares intellectuels qui prend vite l’ascendant sur ses compagnons. Ils forment alors un corps franc, un peu hors des lois et des ordres. « «On me nomma soldat de lere classe faisant fonction de chef d’escouade, faute d’autres gradés pour rassembler les hommes qui affluaient ». Il faut lire sa biographie, à peine romancée dans « La Main coupée » et « L’Homme Foudroyé » (2013, La Pléiade, 2 tomes, 976 et 1126 p .).
La main coupée fait allusion à un jour calme, sans coup de feu ou coup de canon. Faval, un du groupe à Tilloloy, dans la Somme, découvre « Nous avions bondi et regardions avec stupeur, à trois pas de Faval, planté dans l’herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre ». Ils téléphonent aux hôpitaux, postes d’infirmerie, rien, pas un blessé qui ne réclame son bras. Cela fait aussi allusion à l’obus qui lui vaut d’êtr amputé du bras droit lors de l’attaque de la ferme Navarin, dans la Marne, près de Suippes, en septembre 1915.
Il dresse des portraits assez heureux de son groupe, avec Faval, Rossi « l’hercule de foire », Lang, «le plus bel homme du bataillon», tué à Bus par un obus. «Il y a BUS dans autobus et aussi dans obus…». Bellesort Robert, canadien qui n’arrête pas de parler des seins de sa sœur jumelle. Ce qui faisait rêver Ségouâna, plus ou moins érotomaneGarnero dit Chaude Pisse, qui n’avait pas son pareil pour tuer un chat, o lièvre d’une balle dans la nuque. Kubka, tchèque et peintre cubiste, que madame rejoindra pour une nuit dans les tranchées. Przybyszrwski, dit Monoclard, soi-disant prince polonais qui fait livrer un pullover de luxe par un grand chemisier de Paris.
Il y a aussi les encadrants, dont le premier, à la caserne de Reuilly « Ce colonel ! C’était un vieux décrépit… un homme de cabinet avec un lorgnon et des idées d’un autre âge. Ainsi, pour nous entraîner, il eut la malencontreuse idée de nous faire faire la route à pied, de Paris à Rosières (Somme) où nous occupâmes les tranchées… ». Ses adjoints ne valent guère mieux Le sergent Dugardin demande à être renvoyé dans ses foyers, en raison de son grand âge, sa classe n’étant pas appelée. Et tout ce monde va à pied vers la Somme. « Les hommes se traînaient, des ampoules aux pieds, écrasés par le sac, finissaient par tomber sur les bas-côtés de la route, refusaient de continuer… Alors le colon eut une autre idée, celle de faire inspecter les sacs et de faire jeter tous les effets non-réglementaires…».
Pour leur premier Noël, ils dégotent un gramophone et un disque de la Marseillaise. « nous nous étions promis de faire une belle surprise aux Boches pour leur Noël ». Et une patrouille va placer le tout aux avant-postes, puis déclencher la musique le soir de Noël. Le tout naturellement au péril de leurs vies. Il raconte aussi comment il a tué, et pourquoi. «Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour Œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. A coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.»
Il n’y a pas que ces anecdotes. « De tous les tableaux des batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaille. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes. Sur place et dans le feu de l’action on ne s’en rend pas compte. On n’a pas de recul pour juger et pas le temps de se faire une opinion. L’heure presse. C’est à la minute. Va comme je te pousse ». Quant à la guerre en soi. « Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout, ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. À la formule « Marche ou crève » on peut ajouter cet autre axiome : « va comme je te pousse ! » Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et on recommence ». Le bilan « L’homme poursuit sa propre destruction. C’est automatique. Avec des pieux, des pierres, des frondes, avec des lance-flammes et des robots électriques, cette dernière incarnation du dernier des conquérants. Après cela il n’y aura peut-être même plus des ânes sauvages dans les steppes de l’Asie centrale ni des émeus dans les solitudes du Brésil ».
Il y a bien entendu des scènes terribles. Scènes d’horreur. « A Dompierre, ce sont les hommes qui volaient en l’air par sections entières, soufflés qu’ils étaient par les terrifiantes explosions des fourneaux de mines qui partaient en chapelet et beaucoup d’hommes ne retombaient pas, sinon sous forme de pluie de sang . On manquait un peu de pinard dans le secteur mais pas de ce genre de gros rouge et tout le monde était saoul, de peur, de fatigue et de ce vin nouveau d’Apocalypse . Mais qui donc foulait la vigne et en vue de quoi? On ne pouvait tomber plus bas . Personne » .
Un très grand auteur. A lire absolument.