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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Vies minuscules » (Pierre Michon)

Revanche sur le monde et essor de l’art arrachés au destin incarné en neuf vies ordinaires, tristes et immenses.

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Vies minuscules

Publié en 1984, le premier ouvrage de Pierre Michon (et le troisième que je découvre, après « Le roi du bois » et « Maîtres et serviteurs », toujours grâce aux amicales insistances de ma collègue Charybde 7 et du Claro de « Cannibale lecteur ») est indéniablement l’un de ces rares textes qui peuvent transformer une lectrice ou un lecteur, au sens de changer drastiquement leur façon d’aborder un récit.

Dans un dessein complexe,  parallèle de plus d’une manière à celui du Proust de la « Recherche du temps perdu », mais habillé d’une humble simplicité, et paradoxalement distillé dans un enchaînement de neuf formes courtes, que l’on hésite ici à appeler « nouvelles », Pierre Michon est allé arracher à son enfance campagnarde dans la Creuse, marquée notamment par l’absence du père, neuf figures disparates, « minuscules », ayant influencé d’une façon ou d’une autre sa vocation d’écrivain, ou en ayant nourri les premières avancées, figures oubliées et potentiellement dérisoires auxquelles sa langue, prose d’une poésie presque incroyable de précision et de puissance, offre une stature mythique.

Avançons dans la genèse de mes prétentions.
Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne ? À l’est de Suez quelque oncle retourné en barbarie ous le casque de liège, jodhpurs aux pieds et amertume aux lèvres, personnage poncif qu’endossent volontiers les branches cadettes, les poètes apostats, tous les déshonorés pleins d’honneur, d’ombrage et de mémoire qui sont la perle noire des arbres généalogiques ? Un quelconque antécédent colonial ou marin ?
La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs : ni Malouin exalté ni hautain Moco n’y entendit l’appel de la mer quand les vents d’ouest la déversent, purgée de sel et venue de loin, sur les châtaigniers. Deux hommes pourtant qui connurent ces châtaigniers, s’y abritèrent sans doute d’une averse, y aimèrent peut-être, y rêvèrent en tout cas, sont allés sous de bien différents arbres travailler et souffrir, ne pas assouvir leur rêve, aimer peut-être encore, ou simplement mourir. On m’a parlé de l’un de ces hommes ; je crois me souvenir de l’autre.

Chatelus le Marcheix

Orphelin issu de l’Assistance Publique qui se cherchera un destin colonial, fils tôt enfui rêvé par son père en futur oncle d’Amérique, grands-parents dignes et fourbus tentant de suppléer à l’absence du père, camarades de classe frères ennemis aux vies disjointes et mal raboutées, vieillard condamné par un cancer de la gorge, prêtre décati, amante, ou petite sœur tôt disparue : loin de se réduire à de maigres vignettes ou à de confites images d’Épinal, ces vies, au-delà même du sens intime qu’elles possèdent pour le narrateur, explosent, au fil de leurs vingt ou trente pages chacune, en de surprenants feux d’artifice brassant les existences, hier comme aujourd’hui.

Ma grand-mère, qui s’est mariée en 1910, était encore fille. Elle s’attacha à l’enfant, qu’elle entoura assurément de cette fine gentillesse que je lui ai connue, et dont elle tempéra la bonhomie brutale des hommes qu’il accompagnait aux champs. Il ne connaissait ni ne connut jamais l’école. Elle lui apprit à lire, à écrire. (J’imagine un soir d’hiver ; une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en sort un petit cahier perché tout en haut, « le cahier d’André », s’assied près de l’enfant qui s’est lavé les mains. Parmi les palabres patoises, une voix s’anoblit, se pose un ton plus haut, s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots. L’enfant écoute, répète craintivement d’abord, puis avec complaisance. Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. Il cesse d’appartenir à l’instant, le sel des heures se dilue, et dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et se met à courir. Le vent bat la fenêtre d’un rameau décharné de glycine ; le regard effrayé de l’enfant erre sur une carte de géographie.) Il n’était pas dépourvu d’intelligence, sans doute disait-on qu’il « apprenait vite » ; et, avec le bon sens lucide et intimidé des paysans de jadis qui rapportaient les hiérarchies intellectuelles aux hiérarchies sociales, mes aïeux, sur de vagues indices, élaborèrent pour rendre compte de ces qualités incongrues chez un enfant de sa condition une fiction plus conforme à ce qu’ils tenaient pour le vrai : Dufourneau devint le fils naturel d’un hobereau local, et tout rentra dans l’ordre.

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« Vies minuscules » au théâtre de l’Argile (Jean-Christophe Cochard)

Déterrant dans l’ordinaire paysan et assimilé de ces années enfuies à la fois le potentiel féérique, celui du « Grand Meaulnes » d’Alain-Fournier, et la consistance proprement tragique, traquant les bribes de mémoire qui organisent a posteriori la dureté sociale, la rigidité des castes, les fuites nécessaires, géographiques ou alcoolisées, les accidents de la vie qui n’en sont au fond guère, Pierre Michon, d’emblée, à trente-neuf ans, ancre avec une rare solidité les fondations d’un travail d’explicitation du réel contemporain, en l’approchant depuis les horizons jugeables a priori comme les plus éloignés ou les plus étroitement intimes. Mêlant dans sa construction d’un être, ici seulement esquissée, et donnée à imaginer, rêver ou cauchemarder, dans les poids et les fers de l’enfance, de l’adolescence et de la prime jeunesse, dans l’héritage potentiellement accablant d’une famille et d’un lieu, Pierre Michon questionne en profondeur, dans une formidable démonstration menée a contrario, la possibilité de l’art et de la poésie comme celle d’une revanche normalement impossible ou perdante sur la vie elle-même, comme peut-être les artistes authentiques de « Maîtres et serviteurs » le font à leur manière, ou encore comme le très déraisonnable ou très sage garde-chasse du « Roi des bois ».

Les amphétamines me brisaient ; mais je pense aujourd’hui, avec un serrement de cœur et un regret comme de femme jadis mienne et que je n’aurai plus, que je leur dois les instants du bonheur le plus pur, et en quelque sorte littéraire. En ayant pris, j’étais impeccablement seul ; j’étais roi d’un peuple de mots, leur esclave et leur pair ; j’étais présent ; le monde s’absentait, les vols noirs du concept recouvraient tout ; alors, sur ces ruines de mica radieuses de mille soleils, mon écriture postiche, virtuelle et souveraine, spectrale mais seule survivante, planait et plongeait, déroulant une interminable bandelette dont j’emmaillotais le cadavre du monde. Moi, sur ce tombeau dont inlassablement je déclamais l’épitaphe, seule bouche dévidant l’infini phylactère, je triomphais : je passais du côté du maître, du côté du manche, du côté de la mort.

À la suite de nombreuses commentatrices et de maints commentateurs éclairé(e)s, il ne me reste qu’à poursuivre cette si belle découverte d’un auteur (son prochain texte sur ma liste devrait être « Les Onze »), et à répéter, sans souci cette fois d’économiser un terme que l’on tend parfois à suremployer quelque peu : voici un chef d’œuvre.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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