L’exode de 1940 comme point d’ancrage d’une histoire familiale et comme creuset d’une collection de traces de la France dans le monde. Émouvant et méticuleusement grandiose.
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Cela fait plusieurs années que je me délecte de la manière bien particulière qu’a Patrick Deville, en choisissant en apparence une région précise ancrée sur un personnage ou un fait déclencheur, d’organiser un formidable télescopage multiple de l’histoire et de la géographie, du passé et du présent, de ce qui est grand et de ce qui est plus petit – et de donner vie à un réjouissant et vertigineux réseau de coïncidences qui, à force, ne semblent plus pouvoir en être. Que ce soit autour du Nicaragua de William Walker (« Pura vida », 2004), du Congo (« Equatoria », 2009), du Cambodge (« Kampuchea », 2011), du Vietnam d’Alexandre Yersin (« Peste et choléra », 2012 – le seul à m’avoir moins convaincu, pour d’autres raisons) ou du Mexique de Malcolm Lowry (« Viva », 2014), cette mécanique toujours renouvelée est à mon sens l’une des plus belles sources de joie littéraire existant actuellement en France. Lorsque j’ai découvert que son nouvel ouvrage, « Taba-Taba », qui paraît dans la collection Fiction & Cie du Seuil en ce mois d’août 2017, démarrait entre Saint-Brevin-les-Pins et Paimbœuf, au cœur d’un bassin de quarantaine devenu sanatorium puis asile d’aliénés, j’ai été saisi d’une intense curiosité et – il faut bien l’avouer – d’une certaine anxiété : cette magie que j’admire tant résisterait-elle à la confrontation fort peu exotique avec le territoire français métropolitain lui-même, et à l’absence apparente dans le paysage d’une figure célèbre, largement hors du commun ou même puissamment historique ?
À la toute extrémité de l’estuaire de la Loire, au centre des terres émergées de l’hémisphère Nord, une porte en pierre dresse au-dessus du fleuve son arc de triomphe modeste et sa grille à deux vantaux. De monumentale elle n’a que le nom. Il fallait qu’il y eût au Lazaret un monument et ce serait elle, n’ouvrant sur rien, visible de loin par les navires à l’entrée du chenal, du même gris-vert que les eaux douces et salées qui se mêlent devant elle.

Donnant sur la Loire, la porte du Lazaret de Mindin.
Ce pari un peu fou à sa façon est incroyablement réussi : à partir du Lazaret de Mindin, où l’auteur vécut – lorsque son père en était le directeur – de sa naissance en 1957 à ses huit ans en 1965, une réorganisation du hasard et de la nécessité prend place sous les yeux quelque peu ébahis de la lectrice ou du lecteur.
Ses barreaux métalliques ménagent un espace où je me glisse tous les matins de profil pour descendre sur la plage et m’accroupir comme un géant aux bords des trous d’eau qu’abandonne la marée au creux des rochers. Entre mes sandalettes, chacune de ces flaques est une réduction de mer intérieure avec ses falaises, ses végétations d’algues flottantes qu’il faut écarter comme une chevelure pour débusquer les crabes pince-sans-rire, suivre la panique des crevettes transparentes et parfois des civelles ou des alevins de mulets. J’abandonnai ces histoires naturelles en 1965, lorsqu’il fut décidé que c’était assez, huit ans à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique, même avec cette possibilité que m’offraient mes épaules d’hirondelle de me faufiler si vite hors de la cage.
Récupérant à son décès les archives quasi-miraculeuses de sa tante, l’auteur entreprend de reconstituer, documents en main et déplacements sur le terrain de rigueur, savoureux ou poignants, l’histoire de sa famille – ou plutôt une certaine histoire parmi celles possibles – en remontant jusqu’aux arrière-grands-parents, dans le dernier quart du XIXème siècle. Ce qui n’aurait pu être malgré tout qu’une démarche presque banale de généalogie illustrée change toutefois totalement de dimension lorsque Patrick Deville fait jouer sa magie associative : aux faits surgis, bruts, des archives familiales, ou reconstitués (joliment et rêveusement imaginés ou spéculés, parfois) à partir d’elles, il ajoute puissamment des éléments de contexte, qui tracent en plein et en creux comme les contours d’une histoire coloniale de la France – et d’une histoire de son rayonnement, ce qui est bien différent -, retrouvant fugitivement certains épisodes évoqués dans des ouvrages précédents, en ajoutant d’autres (la colonne infernale de la mission Voulet-Chanoine de 1899 revient ainsi plusieurs fois), en s’appuyant chaque fois sur un détour adroit de l’histoire familiale, et en y mêlant judicieusement les échos contemporains de ces faits, petits ou grands, lorsque l’auteur les touche du doigt et du cerveau de nos jours, au fil de ses propres pérégrinations internationales – toutes n’étant pas directement liées à l’ouvrage alors en cours d’écriture, bien entendu.
Monne laissait derrière elle tout un fourbi, trois pièces à l’arrière de sa maison de Mindin non loin du Lazaret, emplies du sol au plafond, d’où j’avais extrait puis conservé, sans les compulser, trois mètres cubes d’archives accumulées comme une injonction, et même, je m’en apercevrais, comme une malédiction de Toutankhamon, lorsque j’y découvrirais éparpillées d’assez nombreuses munitions de guerre non percutées, qui auraient pu déchiqueter quiconque se serait avisé de jeter tout cela au feu.
La magie particulière de Patrick Deville va même, il me semble, un peu plus loin que « d’habitude » : le ton adopté se permet d’osciller gracieusement et davantage encore entre l’humour pince-sans-rire et grinçant qui hante le « Congo » ou la « Bataille d’Occident » d’Éric Vuillard et la fausse distance révélatrice de la véritable intimité des « Vies minuscules » de Pierre Michon, tandis que les lieux français réputés banals, Soissons, Saint-Quentin, Dole, Sorèze, Saint-Nazaire ou Moissac – et bien d’autres – prennent ici sans sourciller l’épaisseur mythique de Fachoda, de Fort-Lamy, de Bamako-sous-Serval, de Tsingtao ou de Saint-Jean-d’Acre. Ce mélange rare et singulier donne ainsi à « Taba-Taba » la puissance et le caractère nécessaires pour devenir, à coup sûr, le plus émouvant de tous les ouvrages de l’auteur que j’ai lus, et, peut-être bien, le meilleur – tout court – parmi eux. Et – ce seront les seuls véritables spoilers de cette note – sachez que le mystère incarné par le titre et par le bref paragraphe ci-dessous, issu du premier chapitre, trouvera lui aussi in fine sa résolution volontariste et subtile – et que le compte-rendu discret d’une bien belle histoire d’amour née de la littérature se glisse aussi joliment au fil des pages.
L’un d’eux surtout, un solitaire ténébreux connu sous le seul nom de Taba-Taba, pouvait attendre, si le temps le permettait, plusieurs heures assis sur les marches de la porte monumentale, balançant lentement le torse d’avant en arrière devant les eaux grises et vertes, et psalmodiant Taba-Taba-Taba / Taba-Taba-Taba, avec une coupure parfaite au milieu de l’alexandrin, le torse atteignant sa position basse à la fin du premier hémistiche, se relevant en prononçant le second sans même paraître en panne de clopes. C’était plus de quarante ans avant que la Poste ne gommât le mégot de Malraux sur ses timbres. L’administration hospitalière, encore peu sensible au tabagisme en général et confrontée ici à des problèmes d’une autre acuité, faisait distribuer aux pensionnaires des paquets de Gauloises Troupes, lesquels étaient prélevés sur les lots de tabac de deuxième catégorie que la Seita produisait alors pour les soldats de deuxième classe au casse-pipe en Algérie. On en trouvait aussi à la Cafétéria.
Mais Taba-Taba semblait invoquer autre chose, de plus grand et de plus mystérieux, confusément mais obstinément, les cheveux au vent, assis sur les marches de la porte monumentale, dressant sa belle gueule de poète ou de prophète déjanté au-dessus du fleuve.
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