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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Le manège des oubliés » (Jacques Josse)

Vingt-sept nouvelles pour dire en beauté, en poésie et en mélancolie étrangement zen les fins de parcours de vies éternellement cabossées, mais pas pour autant négligeables.

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La lune froide et livide apparaît vers dix heures du soir. Elle brille là-haut mais également à ras de terre, dans les crevasses où elle flotte au creux des flaques que le vent d’ouest fait frissonner, à vingt mètres à peine du hublot derrière lequel il assure son quart, l’œil collé derrière la vitre du hangar à bateau. Il y passe ses nuits. Y répare sa vie. Cela dure des heures. Après, il sombre dans un sommeil de plomb.
Il est rentré de l’auberge en traversant le quai à grandes enjambées. N’en pouvait plus des mièvreries déversées autour de la table par la clique des artistes de Montmartre adeptes des bains de mer. Ils avaient investi le lieu, parlaient fort et s’adressaient au patron comme s’il était leur obligé. S’il avait bu deux ou trois verres de plus, il les aurait sans doute insultés, d’autant que certains commençaient à se donner des coups de coude en se moquant de sa maigreur, de son visage émacié et de sa barbe mal taillée. Il avait préféré filer en douce et laisser monter d’un cran son feu intérieur pour exprimer sa rage plus tard et autrement. Avec de l’encre, du papier, des mots, des tirets et des vers taillés au couteau. Il a les poumons en charpie mais possède encore assez de souffle en réserve pour tenir le rythme rude et endiablé qu’impose le poème.
Il observe les cratères gris de l’astre renversé en caressant le bois de son cotre. Le charpentier de marine qui l’a construit a son atelier sur le vieux port. Il espère bientôt prendre la mer avec, tenir la barre du frêle esquif d’une main ferme. Il se prépare tous les jours, se muscle les bras, soulève des pierres, monte à la corde qu’il a accrochée à la poutre. Ensuite, il s’assoit à bord et consulte des tas de cartes. Sans doute repartira-t-il en Italie, non plus par le train, comme il le fit naguère en compagnie du peintre Jean-Louis Hamon, mais seul, en s’élançant d’ici, pour descendre la côte Atlantique et franchir le détroit de Gibraltar en pénétrant dans des eaux plus calmes que celles qu’il aura auparavant dû affronter en se lançant à l’assaut du golfe de Gascogne et de ses rouleaux d’écume. Il descendra à l’hôtel Pagano à Capri. La jeune Graziella ne sera probablement plus présente à l’accueil. Et si elle l’était, elle ne voudrait sans doute plus l’accompagner dans sa chambre.
Il a vieilli. Il aura bientôt trente ans. Son nez s’est allongé. Ses cheveux tombent. Ses dents se déchaussent. Son corps est secoué par de fréquentes quintes de toux. Il se dit que l’air iodé du large, allié aux bourrasques venues d’Irlande ou d’Écosse, nettoieront peut-être, le moment venu, ses bronches encalminées. Leur mauvais état le perturbe salement, le travaille jusque dans ses rêves. La nuit dernière, alors qu’il dormait allongé dans le cotre, il a vu la Mort monter à bord. Elle s’est approchée de lui. Lui a tapoté la cage thoracique. Ça sonnait creux sous ses doigts secs. Quand il s’est réveillé en sursaut, qu’il a ouvert les yeux et battu l’air avec ses bras avant de se toucher la poitrine et le ventre, ne sentant que ses côtes saillantes, elle avait déjà décampé. Il n’a pas pu se rendormir. Est resté inerte, mal en point sur sa couche. À écouter le ronflement des vagues qui attaquaient les pierres de la digue en provoquant un boucan d’enfer. Des voix fortes résonnaient dans la tempête. La Mort devait être sur le port, en train de sautiller autour des chalutiers en attendant qu’un marin tombe à l’eau.
(« En cale sèche »)

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Vingt-sept nouvelles de Jacques Josse, publiées chez Quidam en octobre 2021. Vingt-sept fragments de vies éventuellement minuscules, cabossées assurément, et bien malchanceuses pour nombre d’entre elles, au sens de B.S. Johnson.

On adore chez le Briochin depuis longtemps devenu Rennais cette faculté rare à transformer la miette songeuse, que d’aucuns jugeraient souvent sombre voire cruelle, en étincelle poétique inattendue, comme au détour d’un chemin creux ou d’un quai peu fréquenté.

Son court roman « Cloués au port » (2011), par exemple, comme, d’une manière plus intime encore, son « Débarqué » (2018), déployaient au plus près une nostalgie à la fois zen et fiévreuse, dont la mer, réelle, analogique ou métaphorique, constituait le carburant premier. En résonance permanente avec Joseph Conrad et Nikos Kavvadias, avec Francisco Coloane et avec John Steinbeck, avec Pierre Mac Orlan et avec Stéphane Le Carre (celui de « Cavale blanche » comme celui de « À pleines dents la poussière »), avec Carlos Liscano et avec Gilles Marchand, ou encore avec Sébastien Ménard et avec Carl Watson, les nouvelles du « Manège des oubliés », sous leurs faux airs de contes d’hiver et de ritournelles terminales, composent un subtil hommage à des vivants et à des morts, à des connus et à des inconnus, à des humains réels et à des humains fictifs, qui tous partagent, sous les formes les plus variées, une souveraine fragilité.

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Un homme marche sur les quais. Casquette vissée sur la tête, il s’enfonce dans la pénombre et ne redevient visible qu’en zone éclairée. Sa longue silhouette passe sous le halo blanc d’un lampadaire. Il avance bercé par le brouhaha incessant de la mer du Nord. Il croise les promeneurs et les fumeurs de pipe. Une écharpe bleue cache son cou décharné. Cet esseulé, qui fut en son temps voyageur au long cours, en a presque fini avec ses errances maritimes. Il lui reste un ultime rendez-vous à honorer. Il s’y prépare depuis des mois. Et sait qu’il ne doit plus tarder s’il veut garder la maîtrise de son destin. Il se quittera dans la nuit. Ainsi en a-t-il décidé. Demain matin, il ne sera même plus l’ombre de lui-même. Son testament est calé dans le bagage léger qu’il porte à la main.
Il a pris place à bord du tramway lent qui longe la côte depuis La Panne pour venir jusqu’ici. C’est un vieil écrivain, qui l’a hébergé là-bas, qui lui a suggéré ce parcours lent et silencieux avec de nombreux arrêts en cours de route. L’hôtel, où une chambre avec vue sur mer lui est réservée, sera sa dernière escale. Auparavant, il ira se frotter aux embruns, offrira son visage au vent et restera immobile sur le haut de la digue. Il regardera les centaines de lucioles multicolores qui illuminent la façade des ferries en partance vers le Kent et se penchera pour deviner, derrière les troncs noirs des brise-lames, les bras levés des suppliciés morts ici même durant la dernière guerre. Il portera une fiole d’alcool fort à sa bouche, avalera une goulée en fermant les yeux et pensera à ces vies brisées. Il égrènera les noms de quelques-uns des ports où il lui est arrivé de tordre le cou à la mélancolie en montant des escaliers étroits guidé par le déhanché tigré de celles qui voulaient bien lui louer un peu de leur corps. Il y interprétait généralement une pièce en un seul acte. À l’époque, son gicleur impatient se tendait et gigotait en répondant du tac au tac dès qu’on le sollicitait. Il y songera sans nostalgie aucune. Cela était mais n’est plus. Les traitements contre la maladie en sont en partie la cause. Il ira ensuite s’asseoir dans un restaurant de la vieille ville. Y dégustera un repas composé de harengs fumés et de pommes de terre qu’il arrosera d’une bière locale. Il en déflorera la mousse en l’écrémant du bout des lèvres. Sa table donnera sur une ruelle pavée. Il posera les yeux au dehors tout en s’imprégnant des paroles prononcées par les autres convives. Avant de partir, il verra peut-être Arno Hintjens passer en se dirigeant d’un pas lent vers le casino. Ou bien ce sera Jean-Marie Flémal, le longiligne Zappa des brumes, l’auteur du Boulevard de la déglingue, qui s’arrêtera sous un proche éclairé pour terminer une grille de mots croisés. Il se dit que si le fantôme de Marvin Gaye se pointait, ce serait encore mieux. Il terminera par un doigt de genièvre. Quand il sortira, happé par le froid de la nuit, et bercé par le ressac, son corps chancelant ne lui appartiendra presque plus. Il entendra résonner au loin le claquement des sabots d’un cheval flamand. Il saura, à son allure altière, que c’est le même, sans cavalier, qui hantait, il n’y a pas si longtemps, les insomnies de Franck Venaille. Il le suivra à l’oreille, l’écoutera frapper de son pas cadencé le sol dur, serpentant des venelles pavées jusque sous les fenêtres de l’hôtel, où il s’arrêtera quelques secondes pour boire de l’eau de pluie dans une auge en pierre, avant de s’éloigner, en direction d’Anvers. (« À Ostende »)

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Un peu comme si Jacques Brel et Arno Hintjens, qui hantent tous deux ces pages de plus d’une manière, avaient fui les néons de la ville flamande pour arpenter et chanter une certaine rocaille bretonne (mais pas uniquement), « Le manège des oubliés » nous entraîne aussi plus qu’incidemment dans certains épisodes historiques inattendus et révélateurs, tels le souvenir d’un ouvrier révolté de la pêche hauturière en 1903 (« Tombe de François Labia »), celui du poète et druide Auguste Boncors (« Boncors est mort »), ou encore celui de la poétesse Danielle Collobert (« Au Old Navy »). Concluant son recueil avec l’emblématique « En mauvaise posture », Jacques Josse nous offre ici vingt-sept incursions décisives, cruelles et tendres, feutrées ou tonitruantes, dans un ailleurs quotidien où l’ironie du sort et la vision crépusculaire s’allient en permanence à un sens toujours paradoxal de la beauté si peu ordinaire.

Il s’en veut, tire sur sa cigarette, essaie de rester calme, accepte mal d’être devenu cet homme vieillissant qui vient de basculer dans l’un de ces trous désaffectés qu’il parvenait auparavant à éviter. Sous ses pieds, le sol est spongieux. Il cherche une pierre ou une branche où s’agripper mais tout autour les parois de terre friable s’effritent dès qu’il s’y accroche. En haut, les corbeaux assistent à sa déconvenue et changent de peuplier en croassant fort. Ils en appellent d’autres qui rappliquent en nombre. Il regrette de ne pas avoir emporté son fusil. Il en aurait fait taire quelques-uns. Quand il était jeune, il aimait grimper aux arbres pour dénicher leur nid et gober les œufs mouchetés qui s’y trouvaient. Il faisait un vœu à chaque fois qu’il en avalait un.
Il a toujours éprouvé des sentiments mitigés vis-à-vis de ces grands oiseaux. Il ne déteste pas leur dégaine de rapaces repus qui se dandinent dans les champs fraîchement ensemencés. Il est impressionné par le radar intérieur qui leur permet de s’éjecter au dernier moment, et toujours du bon côté, dès qu’une voiture vient perturber leur banquet improvisé au bord des routes. Il les a souvent repérés en train de nettoyer des carcasses de lapins. Les a surpris tournoyant autour des silos à grains. Les a observés qui volaient en rase-mottes à la sortie des cours de fermes en escortant le camion de l’équarrisseur. Il a hésité à en dégommer un qui faisait le guet, un soir de brume, juché sur l’antenne télé d’une maison où l’on attendait qu’un moribond passe. D’autres images encombrent sa tête, toutes venues de ces automnes pluvieux qui broient ses os tandis qu’il essaie de s’extraire avec lenteur du trou poreux. Une force inconnue le tire vers le bas. Ses doigts rabougris ne lui sont d’aucun secours. Il a envie de hurler mais sa voix chevrotante ne porte presque plus. Là-haut, les oiseaux perchés se penchent et le regardent s’enfoncer. Ils émettent des sons rauques et brefs, comme s’ils cassaient du bois sec. En réalité, ils discutent entre eux. Ne se moquent pas. Se demandent simplement si le type à casquette qui s’est bêtement laissé piéger va réussir à s’en sortir. S’il va enfin se décider, lui qui ne parvient pas à saisir le moindre mot issu de la langue corbeau, à baisser les yeux pour découvrir le bel enchevêtrement de racines qu’ils ne cessent de pointer du bec et qui affleure à hauteur de son tibia gauche. Pour l’instant, il n’a toujours pas remarqué ce point d’appui qui lui sauverait la mise. Une buse, posée sur un piquet de clôture, le fixe également. La jeune renarde, qui serre une poule faisane dans sa gueule et qui s’est arrêtée en haut du talus, en fait autant. Tous l’observent et espèrent que le dénouement interviendra avant la tombée de la nuit. (« En mauvaise posture »)

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