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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Cherudek » – Eymerich 5 (Valerio Evangelisti)

Un port de pêche brumeux et énigmatique au centre d’une toile métaphysique, guerrière et politique.

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Cherudek

Publié en 1997, traduit en français en 2000 chez Rivages par Serge Quadruppani, le cinquième tome de la saga de l’inquisiteur aragonais Nicolas Eymerich (dont l’ensemble du principe narratif et de la visée est exposé dans la note concernant le premier tome, ici) franchit nettement un seuil de puissance. Pendant qu’Eymerich arpente les confins du Languedoc et de d’Aquitaine à la poursuite d’un complot hérétique d’une ampleur encore jamais atteinte, deux ans après sa féroce répression des événements de Castres, et qu’il révèle durant cette course-poursuite fort musclée de nouveaux talents pour l’improvisation et la ruse, pour la politique temporelle et pour l’argumentation spirituelle, se faisant toujours plus implacable et donnant toujours davantage de contenu à ce surnom de « Saint Mauvais », alors en gestation (mais que l’on a déjà vu pleinement utilisé dans le deuxième tome, qui prend place cinq ans plus tard en Savoie), trois jésuites (parmi lesquels nous avons la surprise de retrouver un avatar d’un fidèle compagnon dominicain de l’inquisiteur) arpentent une ville très particulière, envahie par les brumes, dans une temporalité apparemment fort contemporaine, cherchant à y résoudre une énigme aux fortes allures de rébus ou de casse-tête.

La Taverne du Chien se dressait à l’extrémité de la rue Hippolyte et donnait sur le petit port de pêche. À cette heure, c’était la seule zone de la ville où régnait une certaine animation : ouvriers déchargeant des caisses de poisson, pêcheurs occupés à réparer les filets, porteurs en attente. Mais aucun d’eux ne parlait, comme si chacun connaissait avec exactitude la tâche qu’il était appelé à exécuter, et devait la remplir sans se laisser distraire.
La brume, présente ici comme partout, voilait une scène qui aurait été pittoresque, cachait les mâts des embarcations multicolores et atténuait l’odeur de poisson et de salaisons. Détail curieux, aucun des bateaux, grand ou petit, n’était à moteur.
Le père Célestin et le père Clément arrivèrent au bâtiment bas et en mauvais état abritant la taverne, sans avoir échangé un mot. L’absence de Jacinto, médiateur habituel entre eux, accentuait leur agacement réciproque. Leurs différences de caractère se manifestaient jusque dans leur maintien : raide comme du bois le père Célestin, fluide et dégingandé le père Clément qui, à la différence de son compagnon, bougeait sans cesse la tête, observant tout avec une curiosité vorace.
Ils prirent place à une table proche de la grande vitrine poussiéreuse où était peint un chien squelettique. Assis près d’eux, un client enveloppé dans un imperméable gris informe terminait par un café un repas qui, à en juger au nombre d’assiettes vides posées devant lui, avait du être copieux. Plus loin, deux pêcheurs aux visages ridés posés sur des pulls à col roulé buvaient et discutaient avec animation. C’étaient peut-être les deux seuls pêcheurs du port à être en train de converser.

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Pour élucider cette charade aux faux airs matois de labyrinthe borgésien à triple détente, aux côtés de ces enquêteurs du troisième type, la lectrice ou le lecteur recevra le secours ponctuel de cordées organisées depuis les tomes précédents, renforçant discrètement la solidité et la cohérence de l’ensemble du cycle, maintenant à mi-chemin (sans doute un peu moins, car l’épaisseur des volumes augmente désormais subrepticement). L’intense travail effectué autour de Wilhelm Reich et de son école spécifique de psychanalyse dans le quatrième volume se voit ici éclipsé par l’irruption en force de la psychologie mythographique de Carl Jung, la détermination sans faille d’Eymerich se nourrit encore plus qu’auparavant de la montée en puissance du thomisme au sein de l’Église médiévale, tandis que l’ombre de Kafka se met à rôder dans les ruelles et les auberges de cette ville si difficile à nommer et à caractériser, même si, à un moment, quelqu’un laisse échapper qu’elle pourrait se situer aux confins italo-balkaniques du Frioul.

Cela fait maintenant des siècles, peut-être des millénaires, que je suis emprisonné entre ces murs de bronze. Je ne sens même plus à quel point ils sont froids. Il me semble que mon corps s’est délité, qu’il est devenu impossible de le distinguer des mètres d’humus, de cailloux et de briques qui me recouvrent et recouvrent ma prison. En théorie, je n’existe plus, et depuis un bon bout de temps.
Et pourtant j’existe encore. J’ai appris depuis longtemps à vivre non seulement dans la matière grossière, mais aussi dans la matière subtile. Dans la première je suis mort, dans la seconde je reste vivant. Mélangé à de la terre, certes, mais avec mon identité propre. Je réussis encore à me projeter dans les rêves d’autrui, à saisir des bribes d’un présent qui m’est étranger à travers les rêves de ceux qui le vivent. Maigre consolation, me direz-vous. Mais, quand on n’a pas d’autre existence, c’est déjà énorme. J’espère juste que Dieu, dans son infinie bonté, mettra tôt ou tard fin à ma conscience terrestre, en ne maintenant plus en activité que mon esprit. J’attends ce moment depuis bientôt sept cents ans. Mais qui suis-je, moi, pour critiquer la justice divine ? Si le Tout Puissant a décidé de faire vivre ce qu’il reste de moi dans une enveloppe de métal, cela signifie qu’il est juste qu’il en soit ainsi. Même si cela me coûte des souffrances telles que l’esprit de ceux qui jouissent d’une existence humaine ne réussiraient même pas à imaginer.

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On remarquera peut-être surtout, dans les creux et les interstices de la dense narration de Valerio Evangelisti, qu’au cœur de la mystérieuse cathédrale métaphysique et intemporelle qu’il bâtit sous nos yeux, les préoccupations socio-politiques – et notamment leur incarnation en lutte des classes sous divers vocables contournant le risque anachronique – font maintenant une apparition en force, rejoignant doucement la colonne vertébrale d’une autre de ses sagas, « Le Cycle du Métal », et rendant fidèlement compte des préoccupations qui sous-tendent, de manière plus ou moins visible, l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, et d’une large part de ce que les Wu Ming appellent le « nouvel épique italien » dont il serait l’un des emblèmes les plus flamboyants.

Eymerich remonta à cheval et continua à parcourir la plaine, en proie à un obscur malaise. Ce qui l’inquiétait, ce n’était pas la seule présence d’un ennemi qu’il n’avait pas encore pu identifier. C’était aussi l’idée de devoir se déplacer dans des lieux inconnus, obligé de se tenir en garde et de se sentir exposé à tout instant. L’art où il excellait consistait à manipuler de loin les hommes et les choses, en conservant le plus possible, l’anonymat, sauf à entrer en scène une fois la situation sous contrôle. Même en son for intérieur, il refusait de s’avouer qu’il éprouvait face à son prochain une appréhension instinctive et immotivée, susceptible au moindre prétexte de se traduire en haine et en agressivité. La voie médiane imposait la méfiance et le soupçon, armes de défense contre une humanité tenue pour hostile de façon globale.

Enfin, je signale au passage qu’avec « Cherudek », j’ai abordé la partie du cycle que je n’avais pas lue à l’époque dans l’édition française de Rivages, et que je découvre donc maintenant dans la somptueuse version (et d’une qualité de fabrication à saluer, notamment) qu’en donne La Volte, dépositaire désormais de l’intégrale en français.

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Valerio-Evangelisti

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Le cycle Eymerich (10 volumes) avec dates de parution en Italie et dates de l’action « Moyen-Âge » de chaque volume :
1) Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994) – 1352 à Saragosse.
2) Les chaînes d’Eymerich (1995) – 1365 en Savoie.
3) Le corps et le sang d’Eymerich (1996) – 1358 à Castres.
4) Le mystère de l’inquisiteur Eymerich (1996) – 1354 en Sardaigne.
5) Cherudek (1997) – 1360 dans le Sud-Ouest de la France.
6) Picatrix, l’échelle pour l’enfer (1998) – 1361 à Grenade.
7) Le château d’Eymerich (2001) – 1369 à Montiel, en Castille.
8) Mater Terribilis (2002) – 1362 à Cahors et dans le reste de la France.
9) La lumière d’Orion (2007) – 1366 à Byzance / Constantinople.
10) L’Évangile selon Eymerich (2010) – 1372 à Barcelone, en Sardaigne, en Sicile et à Naples.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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