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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture bis : « Black Village » (Lutz Bassmann)

Dans le noir fragilement tenu à distance, 31 récits interrompus pour retrouver peut-être le sens du temps.

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Très lentement, Goodmann fit de la lumière. Il avait sur lui des poudres et des graisses qu’il avait transportées depuis plusieurs années au fond de ses poches, les protégeant de la pluie et de la poussière et jamais ne les échangeant contre de la nourriture même dans les cas de faim extrême. Il les avait préservées du naufrage en prévision de ce moment où l’obscurité ne nous serait plus supportable, et depuis le début du voyage, des années plus tôt, il nous en parlait. Il exagérait leurs qualités et usait de vocables enthousiastes tels que « suifs photogènes », « graisses merveilleusement éclairantes », « poudres peu fumeuses » ou autres. Nous avions attendu longtemps, rassurés de savoir que cette flamme salvatrice se trouvait en réserve sur le corps de Goodmann. Avec régularité, en tout cas au moins une fois par semestre, Goodmann nous vantait les trésors qu’il possédait et nous promettait de les utiliser à bon escient, quand nous n’en pourrions plus d’aller à travers les périls, à travers les incommensurables peurs et les ténèbres. Et voilà que l’heure était venue.

Cinq ans après l’exceptionnel « Danse avec Nathan Golshem », un nouveau texte de Lutz Bassmann, le plus fondamental des écrivains post-exotiques publiés (son rôle central avait été souligné dès 1998, dix avant sa toute première publication, par Antoine Volodine dans « Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze »), est parvenu aux éditions Verdier en ce mois de septembre 2017.

Tassili, Goodmann et Myriam cheminent péniblement dans l’obscurité totale. Anciens combattants des services Action, rompus à toutes les formes du combat révolutionnaire et post-révolutionnaire qui gouverna leurs vies, ils arpentent ce qui pourrait bien entendu être, sinon LE Bardo, en tout cas au moins UN bardo, lieu d’après la mort où le temps ne se laisse plus appréhender, les semaines et les décennies se mêlant inextricablement. Dans le noir, il se pourrait toutefois qu’une lumière, modeste et fragile, lentement rapiécée à partir de très vieux matériaux de récupération, puisse jaillir et leur apporter la possibilité d’un maigre réconfort, désormais nécessaire, et ainsi d’un ténu retour du sens de l’écoulement du temps – de la vie alors, peut-être, qui sait ?

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L’une après l’autre, nous entendions Goodmann répandre avec maladresse ses poudres, qu’il avait celées dans des boîtes souvent inappropriées ou dans des salières dont le couvercle attaqué par le temps ne répondait pas à ses attentes, résistait puis s’effritait sous les doigts. Les poudres s’éparpillaient autour de nous, gaspillées et inutiles. Goodmann, au centre de l’attention, ne disait rien, ne gémissait pas de dépit, mais nous entendions son souffle de plus en plus difficultueux, nous souffrions avec lui par empathie et nous ressentions l’horreur de cet insuccès à plusieurs étapes qui risquait de nous affecter et de nous frapper et de nous décevoir et de nous consterner de façon égale, lui et nous. Les minuscules paquets se déchiraient dès qu’il approchait d’eux la pulpe de ses phalanges ou le bord de ses ongles ; les boîtes naines ne s’ouvraient pas, elles résistaient aux tentatives pourtant prudentes de Goodmann puis tombaient sur le sol ou se cassaient, éclataient, libérant avec un bref soupir un minuscule nuage irrattrapable. D’après les bruits, nous avions déduit que nous nous trouvions alors sur un plancher, sur une chaussée de bois solide, sur une passerelle bien équilibrée ou sur une scène de théâtre. Goodmann ouvrait les sachets de suifs photogènes sans perdre patience, il ralentissait ses gestes, espérant donner au suif l’intelligence de la lenteur. Rien ne réussissait.

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Dans sa belle note de lecture (que l’on peut lire ici), ma collègue et amie Charybde 7 cite fort à propos la phrase de Samuel Beckett : «Les mots ont le pouvoir d’illuminer la noirceur». C’est en effet la fragile flamme allumée par Goodmann, et sa combustion encore et toujours tragique, qui ouvre la voie à la narration et semble s’en nourrir, les récits retrouvant et poursuivant de manière encore plus extrême ici la fonction chamanique (mais sans mysticisme aucun) qu’ils avaient eue dans « Les aigles puent » et dans « Danse avec Nathan Golshem ».

Nous restâmes un moment sans mot dire. Un moment, pour nous, cela pouvait représenter plusieurs minutes, ou quelques semaines, ou encore nettement plus. D’après Myriam, d’après ce qu’elle nous avait exposé beaucoup plus tôt, le temps autour de nous s’écoulait par paquets incohérents, sans échelle de durée, par petites ou grosses vomissures dont nous ne pouvions pas avoir conscience. Selon sa théorie, nous étions entrés non seulement dans un monde de mort, mais dans un temps qui fonctionnait par à-coups et qui, surtout, n’aboutissait pas. Comme nous ne saisissions pas bien ce qu’elle entendait par là, elle insistait sur l’absence de continuité, sur les ruptures brutales, l’inachèvement de quelque moment que ce fût, long ou court. L’inachèvement était le seul rythme auquel nous pouvions nous raccrocher pour mesurer ce qui subsistait de notre existence, l’unique forme de mesure à l’intérieur de l’espace noir. Plus elle tentait de nous décrire en détail le système temporel qu’elle avait en tête, moins nous en comprenions les bases. Elle avait repris plusieurs fois ses explications, puis, découragée, elle avait renoncé à essayer de nous convaincre. Pourtant, après un moment, disons après un an ou deux, ou peut-être moins, ou peut-être plus, nous avions mis en pratique ses suggestions. Nous le faisions par amitié, par désœuvrement et par curiosité collective.

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Pour cette « Fin de partie », les trois compagnons de chemin et de récit tentent de mobiliser une impressionnante galerie de personnages, qui s’entrechoquent dans une série de 31 danses des morts particulièrement jubilatoires : Korkownuff Quelque Chose, candidat d’un examen de passage impitoyable (3), Kreutzer l’exécuteur politique aux prises avec une ferme de varans défectueuse (5), Clara Schiff la redoutable, aux ballets meurtriers dignes des meilleurs jeux vidéo (6 et 30), Bortchouk l’analyste de rêves qu’une présence insolite dans sa chambre close réveille (9), Bourdouchvili l’agent de l’Organisation désormais pris de doutes insidieux (11), Oshayana la fugueuse immémoriale (15), Igriyana Gogshog la vengeresse et son pistolet Stechkine-Avraamov aux quatre ultimes munitions (18), Yalzane Oïmone la si vieille petite fille de neuf ans (21), Kortchigan le nouveau riche à la famille bouffie de convoitise (24), ou encore Ogoul Skvortsov, le mort qui refuse fermement d’être enterré (27), tous ces personnages, et bien d’autres dessinent, en y ajoutant le redoublement de deux pièces de théâtre agonisantes (13 et 23) et de deux fusillades désespérées  (16 et 20), les contours de ce qui aurait pu constituer un corpus salvateur, un faisceau de guides narratifs pour retrouver le temps.

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Plus loin, le garde-barrière vociférait des insultes à l’adresse des agresseurs, un petit groupe de marionnettes du capitalisme qui n’appartenait pas aux troupes régulières mais qui, pour se distraire, avait choisi pour cible la maisonnette et ses habitants. De la fenêtre il avait cassé le carreau inférieur droit et, quand il ne braillait pas, quand il ne disait pas leur fait à ces pantins, à ces valets, à ces suppôts de triste envergure, il enfilait dans la brèche transparente le canon d’une carabine et il envoyait vers la nuit du tonnerre et de la grenaille, des salves qui peut-être tuaient et peut-être ne tuaient pas. Son frère l’assistait, l’imitait, émergeant des immédiats environs pour lancer à son tour de vexantes et brèves analyses, des raccourcis prolétariens qui ne pardonnaient pas, mais son activité principale consistait à charger les armes. Comme il était presque aveugle on ne pouvait, en effet, lui confier la tâche d’exterminer l’ennemi.
On avait là, toutefois, un homme de grande compétence guerrière, qui excellait à tâtonner sans erreur parmi les douilles vides, les cartouches et les culasses. Trois carabines se succédaient entre ses mains, brûlantes, noires, fumantes, meurtrières peut-être, malodorantes, graisseuses, claquantes, brunes, fleurant bon la poudre et le salpêtre, inefficaces peut-être, lourdes, puissantes, surannées, vieilles, fidèles, souvent sollicitées durant la vie libertaire de leurs maîtres, élégantes, sans prétention, démodées, avant-gardistes, longtemps remisées comme objets purement décoratifs dans les armoires syndicales, fondues avec respect, usinées avec amour par les prolétaires des monts Orbise, indéréglables, dévouées à la cause, bien entretenues, jamais prises en défaut, bonnes pour le service, bonnes pour la guerre de classe, imprécises mais suffisamment sonores pour faire détaler la racaille ennemie, argentées sous les rayons de la lune, mates, scintillantes, légères. Tel est l’arsenal des gardes-barrières depuis que l’Orbise révolutionnaires’effondre. Tel est leur arsenal et, si la situation l’exige, ils s’en servent.

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Hélas, les précieux narrats ne peuvent jamais être achevés… Le temps rétif de l’espace obscur et sans nom où cheminent nos trois héros improbables refuse de se laisser faire, et coupe impitoyablement les récits. Aux narrats se substituent ainsi des interruptats – et le salut demeure toujours aussi incertain in fine. Développant ainsi une forme ad hoc pour rendre compte d’une situation post-exotique bien particulière, comme il l’avait fait avec son premier texte, « Haïkus de prison », Lutz Bassmann invente une nouvelle narration pour coller au plus près à cette réalité indistincte qui se dérobe perpétuellement, et pour faire jaillir du lieu le plus invraisemblable sans doute une nouvelle dose formidable de ce rire qui marque le grand humour du désastre.

– Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.
– La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.
Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.
– Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.
– Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.
– Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.
– Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.
– Ça ne marche pas, a répété Goodmann.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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