Illuminer la noirceur.
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«Les mots ont le pouvoir d’illuminer la noirceur». Cette célèbre phrase de la correspondance de Samuel Beckett semble épouser parfaitement la nouvelle œuvre de Lutz Bassmann, «Black Village», paru le 24 août aux éditions Verdier. Les narrateurs du post-exotisme prennent la parole dans des conditions de tragique extrême, prisonniers d’un espace indéterminé, entre vie et mort. «Black Village» débute lorsque Goodmann, qui progresse difficilement et lentement après son décès dans l’espace noir en compagnie de Myriam et du narrateur, décide d’allumer une flamme incertaine.
«Très lentement, Goodman fit de la lumière. Il avait sur lui des poudres et des graisses qu’il avait transportées depuis plusieurs années au fond de ses poches, les protégeant de la pluie et de la poussière et jamais ne les échangeant contre de la nourriture même dans les cas de faim extrême. Il les avait préservées du naufrage en prévision de ce moment où l’obscurité ne nous serait plus supportable, et depuis le début du voyage des années plus tôt, il nous en parlait.» (Noir I)
L’éclat fragile de cette petite flamme permet à Goodmann, Myriam et Tassili de se voir à nouveau, après un laps de temps incommensurable passé dans les ténèbres, de se questionner sur l’écoulement du temps qui semble avoir perdu sa continuité, et dont la seule caractéristique permanente semble à présent être l’inachèvement. La lumière permet à la parole d’advenir et aux récits de commencer.
«Comme dans nos ténèbres nous n’avions aucun meilleur repère matériel autre que la parole, chacun de nous, à son tour, avait proféré un discours. L’idée était d’inventer des récits, des narrats, de mettre en scène quelques personnages issus de presque nulle part ou de nos très vagues souvenirs et, surtout, de voir si nous pouvions boucler notre histoire et donc contredire la théorie de l’inaboutissement que Myriam, notre petite sœur, continuait à défendre. Or, tout à fait indépendamment de notre volonté, nos histoires s’interrompaient brusquement et comme sans raison, et il était impossible de les reprendre. Quand nous tentions de les poursuivre, elles étaient déjà déchirées, noircies et insaisissables.» (Noir I)
L’obscurité est omniprésente dans l’œuvre post-exotique comme si la parole avait besoin des ténèbres, de la nuit et du rêve pour susciter des images marquantes au-delà des mots, au-delà d’un réel monstrueux marqué par le traumatisme des guerres et des exterminations. De nombreux personnages se réveillent au début des récits et tentent dans cet état hypnagogique de saisir des images de leurs rêves, comme Clara Schiff, désorientée au réveil, dans un train désert et opulent, sous la surveillance de trois énormes chiens terriblement menaçants, ou encore comme Bortchouk surpris au réveil par un oiseau de taille humaine, alors qu’il souhaite capturer en les consignant dans un cahier le souvenir de son rêve. L’interruptat semble être un rêve ou un cauchemar soudain interrompu, que l’écriture saisit avant qu’il ne noircisse à nouveau dans la nuit, forme narrative en écho aux «Haïkus de prison» pour rendre compte d’un passé dont les narrateurs incarcérés, ni vivants ni morts, ne peuvent plus rendre compte que par bribes.
Bourdouchvili, tueur des services spéciaux saisi par le doute, Oshayana, jeune fille Ybür survivante d’un pogrom de la Fraction Werschwell, Klokov blessé à l’agonie dans la maison d’un garde-barrière où se battent quelques combattants isolés de l’Orbise, des fragments et des personnages de tous les textes précédents du post-exotisme s’entrecroisent et se répondent dans les trente-cinq chapitres de «Black Village» : décombres des guerres et des destructions, poursuite de la terreur et écrasement des derniers résistants égalitaristes, exécutions sommaires, survie des Untermensch après l’apocalypse, les progromes et les purges, et poursuite jusqu’à la fin de la résistance et du récit, même s’ils sont en miettes, en fragments.
«On avait là, toutefois, un homme de grande compétence guerrière, qui excellait à tâtonner sans erreur parmi les douilles vides, les cartouches et les culasses. Trois carabines se succédaient entre ses mains, brûlantes, noires, fumantes, meurtrières peut-être, malodorantes, graisseuses, claquantes, brunes, fleurant bon la poudre et le salpêtre, inefficaces peut-être, lourdes, puissantes, surannées, vieilles, fidèles, souvent sollicitées durant la vie libertaire de leurs maîtres, élégantes, sans prétention, inélégantes, démodées, avant-gardistes, longtemps remisées comme des objets purement décoratifs dans les armoires syndicales, fondues avec respect, usinées avec amour par les prolétaires des monts Orbise, indéréglables, dévouées à la cause, bien entretenues, jamais prises en défait, bonnes pour le service, bonnes pour la guerre de classe, imprécises mais suffisamment sonores pour faire détaler la racaille ennemie, argentées sous les rayons de la lune, mates, scintillantes, légères. Tel est l’arsenal des garde-barrières depuis que l’Orbise révolutionnaire s’effondre. Tel est leur arsenal et, si la situation l’exige, ils s’en servent.» (Fusillade I)
Images d’une beauté poignante et sombre soudain cisaillées, poésie lancinante, «Black Village» est aussi traversé par cette drôlerie étrange qu’on appelle l’humour du désastre, arme de résistance dans les champs de ruines, en écho à la joie de Djennifer Goranitzé dans «Danse avec Nathan Golshem», comme dans cette scène où ces acteurs de théâtre jouent devant une salle au public pour le moins clairsemé une pièce obscure quasiment sans mots.
«Motus, morituri» était une pièce écrite par Gavadjiyev pendant des journées d’intense cafard. Il l’avait composée au milieu des ruines et dans la fumée des incendies qui persistaient alors que pourtant déjà tout s’était effondré, alors qu’il ne restait plus ni maisons, ni habitants, ni civilisation à brûler. Si des critiques avaient survécu, sans doute auraient-ils reproché à l’auteur quelque chose comme un pessimisme trop caricatural et un manque de foi dans les capacités de l’humanité à se régénérer après le malheur, mais, par chance pour la réception de la pièce, les journalistes et les juges littéraires avaient, comme tout le monde ou presque, été réduits en mottes charbonneuses. (Théâtre I)
Une soirée est organisée le 7 septembre prochain en soirée à la librairie Charybde pour fêter la parution de «Black Village» de Lutz Bassmann, en présence de son porte-parole, Antoine Volodine, et nous nous en réjouissons.
Et pour découvrir ou redécouvrir la bibliothèque post-exotique, toutes les chroniques de Lutz Bassmann et des écrivains post-exotiques sont rassemblées sur notre blog ici.
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