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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « L’homme de miel » (Olivier Martinelli)

Du myélome à l’homme de miel, la puissance de l’humour poétique rock’n’roll pour tromper la mort.

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L'homme de miel

Quand quelqu’un me questionne, je n’ai aucun mal à dire les choses. Dire les choses simplement, sans en rajouter. Mais ne pas se plaindre. Non. Ne pas se plaindre. Jamais. Parce que la vie m’a réservé des trésors que même la mort ne pourra me reprendre.
Ne pas se plaindre. Parce que ce n’est pas si grave, au fond. Parce que ce qui me touche vous a épargnés, vous, Liz et Dan. Parce que vous avez une vie à faire, un destin à accomplir. Parce que, ma foi, j’ai réalisé beaucoup de mes rêves. Et tant pis pour moi si je n’ai pas été assez rapide pour les réaliser tous… si je n’ai pas su plus tôt provoquer ma chance.
Oui, ce n’est pas si grave au fond. Ne pas se plaindre. Non. Ne pas se plaindre. Jamais.

J’avais découvert le talent d’Olivier Martinelli avec « La nuit ne dure pas », en 2011. Avec deux autres de ses textes, tous deux de 2014, « Jonas » et « Une légende », il prenait place ainsi presque instantanément, pour moi, parmi les – au fond assez rares – écrivains qui savent réellement écrire le rock – sans posture, sans affèterie, sans effets de manche ni copies serviles de choses déjà vues ailleurs en mieux – en y intégrant en grande finesse le sens de la transmission d’un héritage qui caractérise cette musique et cette culture, ce qui est bien trop souvent oublié. S’éloignant certainement du rock, mais s’appuyant avec force sur la question de l’héritage et des racines souterraines, justement, « Quelqu’un à tuer »  et « L’ombre des années sereines », tous deux en 2015, instillant les poisons et les dangers de la guerre d’Espagne et de la guerre d’Algérie, démontraient que le champ des possibles littéraires de l’auteur pouvait se ramifier bien au-delà d’une assignation initiale, aussi puissante et réussie soit-elle. « L’homme de miel », qui paraît le 24 août 2017 chez Christophe Lucquin, ouvre une nouvelle fenêtre dans ce paysage passionnant, et elle est de taille : comment la littérature peut-elle conjurer en soi – et de plus d’une façon subtile, auprès des autres – le surgissement de la maladie potentiellement incurable ?

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Je lui ai demandé quelles étaient les chances que ce pic monoclonal soit le marqueur d’un myélome. Il m’a répondu « un pour cent » en plissant le front d’un air soucieux. Je supposais que ce n’était pas la première fois que quelqu’un lui posait cette question. Ce n’était pas la première qu’il y répondait.
Je savais très bien qu’aucun organisme ne résistait à un myélome. Tout au plus, il tenait cinq ans. Je ne m’étais jamais senti aussi seul au monde. Je n’avais pas pu faire garder ma fille. Elle était là, derrière moi, inspectant le cabinet du docteur, revenant vers nous par instants, posant sa petite main de quatre ans et demi sur mon épaule. Elle ne saisissait pas, évidemment, ce qui se tramait ici, à mots couverts. Mais je sentais sa main d’enfant me caressant la nuque et j’aurais voulu qu’elle la laisse là, toujours… qu’elle ne la retire jamais… que cette main me retienne.
Je suis professeur de math. Et en fin de compte, dans le cabinet de ce docteur, nous n’avions fait que des mathématiques. Nous avions étudié une courbe, ciblé son maximum, fait des statistiques, des probabilités.

 

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Il faut un courage indéniable (et un talent d’une véritable profondeur) pour parvenir à transformer en matière littéraire une affection potentiellement mortelle qui vous afflige, dans la chair et dans l’esprit, sans s’effondrer dans un pathos insupportable (qu’analysait si brillamment Arno Bertina dans son « SebecoroChambord ») mais sans se heurter non plus frontalement aux grands auteurs du passé qui ont pu disséquer avec tant de sombre ferveur l’impact intime de la maladie mortelle, à l’image du « Mars » de Fritz Zorn, pour n’en citer qu’un seul. Surfant admirablement sur une sorte de vague de poésie acérée, de dureté froide et d’humour superbe que ne renierait pas, par exemple, le groupe nord-irlandais de metal alternatif Therapy?, Olivier Martinelli se sort avec un extrême brio de cet exercice douloureux et pourtant porteur d’une étonnante richesse, littéraire et humaine. Le myélome d’abord diagnostiqué, puis la tumeur maligne menaçant de s’étendre à tout moment, deviennent ainsi à la fois les personnages centraux (et les créateurs véritables du titre, « L’homme de miel »), mais aussi – et sans doute surtout – les fermes repoussoirs d’une rage de vivre qui oscille entre plusieurs pôles apparemment contradictoires pour atteindre la beauté.

Vingt-six centimètres de cicatrice courent sur ma peau. Trois centimètres au niveau du coude, résultats d’une ancienne fracture, huit centimètres sur le cou, une marque discrète, parallèle à la carotide, et quinze centimètres sur la nuque, des lignes ciselées par le docteur Debarge pour me débarrasser de la tumeur et y mettre son métal précieux à la place. Je suis un guerrier, un super-héros. Je suis Batman, Superman, Terminator et Robocop. Parfois je roule des mécaniques, je frime un peu, intérieurement.
Et puis je pense à ma cousine Sophie. Son dos a été recousu sur vingt-cinq centimètres. Elle a une cicatrice de trente centimètres sur le cuir chevelu qui va d’une oreille à l’autre comme un diadème. Celle qui court de son nombril à sa hanche approche les vingt centimètres.
Lorsque je l’ai défiée au concours des cicatrices, elle a même failli oublier de me signaler les trois centimètres qui parcourent son poignet droit. Elle trouvait ce petit serpent si ridicule à côté des autres. Elle me les aurait bien donnés, ces trois centimètres. Je les aurais bien récupérés. Mais ça n’aurait pas changé grand-chose à l’histoire. Une marque de cinq centimètres balafre son ventre. Celle qui longe l’extérieur de son sein droit mesure dix centimètres.
Si je fais la somme, j’obtiens un total de quatre-vingt-trois centimètres.
Ma cousine, c’est Batman. Moi, tout au plus, je suis Robin.

 

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Olivier Martinelli, du fond de l’abîme entrevu, parvient ainsi à enchaîner, sous les yeux presque incrédules de la lectrice ou du lecteur, de fascinantes tranches de vie, de réflexion, de tendresse et d’ironie qui n’est jamais, au grand jamais, désabusée – entretenant peut-être ainsi une étonnante correspondance avec l’auteur des exceptionnelles lignes de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». De memento mori en biopsie, de bataille navale en parfum d’enfance, de minerve en concours de cicatrices, d’ambulance en rééducation, de rhinocéros en CDD, de ligne Maginot en exercice bonus, il nous offre quarante-neuf bribes de lucidité et de tendre gouaille pour affronter la peur – et pour vivre avec les deux seuls regrets envisageables ici, évidemment implacables : abandonner des êtres chers et ne pas avoir encore fait ce que l’on voulait faire.

L’ambulance qui passe me prendre tous les matins est pleine de morts. Il n’y a pas moyen de leur échapper. Mon chauffeur me parle d’eux tout le temps. Chaque matin, en me conduisant à ma séance de radiothérapie, il évoque un client. Oui, les personnes qu’il transporte, mon chauffeur les appelle ses clients.
Il en choisit un au hasard et il me raconte son histoire. Chaque jour, une nouvelle. Toutes les histoires sont différentes. Mais la fin est toujours la même. Elle arrive, impitoyable, au moment où je commence à m’attacher au personnage. Quelquefois, je me prends à espérer que son nouveau récit se finira bien. Mais non, jamais personne ne survit au monologue de mon ambulancier.
J’ai fini par les voir, tous ces morts, autour de moi, dans la voiture. Quelquefois, je suis tenté de m’excuser quand je m’assois trop brusquement sur l’un d’eux.
Mon chauffeur a du talent. Ses descriptions sont précises. Elles grouillent de détails. Alors, ses clients, je les imagine, je vois leurs visages. Celui de la gamine de douze ans, si fraîche, si pleine de vie, jusqu’à celui du borgne acariâtre qui passe son temps à cracher des jurons. Quand le chauffeur me questionne, je reste évasif. Je lui en dis très peu sur moi. J’entretiens le mystère. Je ne veux pas devenir une histoire à raconter à ses prochains clients.
Mon ambulance est pleine de morts. Un jour, on va se faire arrêter. On est trop nombreux dans la voiture.

En 135 pages, postface incluse, voici donc un fort étonnant vrai-faux manuel stoïcien, qui réussit la prouesse de mêler la joie évidente du ballon mis au fond des filets lors d’un match entre amis à celle de la publication, d’associer la perspective littéraire à long terme, sereinement envisagée, et la médicalisation démystifiée autant qu’il est possible, pour un grand bonheur qui n’a rien de posthume et pour un hommage fort peu conventionnel à la vie et à ses paradoxes.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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