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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Imago » (Cyril Dion)

Comprendre la colère pour pouvoir tenter de lutter contre elle : un poignant humanisme faussement naïf.

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Son frère ne lisait pas de livres, ne connaissait rien à la poésie. Avait toujours préféré trifouiller les moteurs, courir après un ballon plutôt que d’user ses yeux sur un paquet de feuilles imprimées. Khalil était plus jeune que Nadr. Enfant, il était si malingre que Nadr devait le protéger des autres gamins. Un soir sur deux, il revenait à la maison les yeux furieux et le visage couvert de croûtes. Khalil détestait se battre alors que Nadr adorait se rouler dans la poussière et sentir ses poings craquer contre les mâchoires. En grandissant, Nadr s’était désintéressé des combats et Khalil s’était passionné pour les armes. Secrètement d’abord, avec un peu de honte. Puis plus ouvertement, à mesure que des hommes plus âgés lui en mirent entre les mains. Nadr tentait de les chasser, mais sans résultat. Un temps, Khalil s’était fait embaucher dans une usine de chaussures juste après la frontière israélienne – trois heures bloqué le matin et autant le soir – avant de se faire renvoyer et de revenir dans la bande de Gaza. Maintenant, tous deux travaillaient à la carrosserie de Jalil ou au restaurant de leur oncle Mokhtar, chaque fois qu’on avait besoin d’eux. Grossissant les petits groupes d’hommes qu’on voyait se presser dans les échoppes et les ateliers, passant le plus clair de leur temps à fumer et à rire, tandis que deux ou trois d’entre eux se concentraient sur leur ouvrage. Khalil méprisait leur condition. Rêvait d’autre chose que de moisir dans une prison en ruine. Depuis quelque temps, il s’était rapproché du Hamas, s’agitait autour des cadres du parti, haranguait les foules aux rassemblements, s’inventait une piété. Embarrassait Nadr. Lui aussi avait été démarché par ces types. Mais il ne parvenait pas à les aimer. Leurs discours étaient gorgés des mots du prophète mais rien de ce qu’il percevait ne collait vraiment avec son idée d’Allah, de la beauté, de l’éternel. « Ou bien parais tel que tu es, ou bien sois tel que tu parais », écrivait Rûmi. Aucun de ces hommes n’était à la hauteur de cette phrase.

 

Il n’est jamais aisé, pour qui que ce soit, à moins de se contenter de brûlots aveuglés et vaguement propagandistes, d’écrire de la fiction sensible, poétique et intelligente (hors du pur techno-thriller, bien entendu) sur les conflits israélo-arabes en général, et sur le conflit israélo-palestinien d’autre part. Dans la période récente, et par des approches bien différentes, Sébastien Juillard, avec son « Il faudrait pour grandir oublier la frontière », et Emmanuel Ruben, avec sa « Jérusalem terrestre », y étaient parvenus haut la main. Il faut désormais y ajouter Cyril Dion, dont le premier roman, « Imago », paraissant chez Actes Sud en ce mois d’août 2017, témoigne d’une jolie finesse d’analyse et de description, et d’un maniement subtilement combattant d’une fausse naïveté idéaliste qui se transforme sous nos yeux, au fil des pages, en machine à instiller le doute salvateur là où cela serait nécessaire.

 

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Au début de l’après-midi, entassés dans une Mercedes verte des années 1970, ils s’étaient mis en route pour l’autre morceau de la Palestine, de l’autre côté du pays juif. Nadr fumait, accoudé à la fenêtre, et ne voulait adresser la parole à aucun d’eux. Sur ses genoux, il avait posé le livre de Darwich offert par son grand-père le jour de ses dix-huit ans. « Ainsi qu’une fenêtre, j’ouvre sur ce que je veux… » Derrière lui, les ruines et les caravanes, sur les côtés, les oliviers et les acacias, devant, la route interminable et nue. Les autres partaient pour les bijoux de la grand-mère, les bijoux dissimulés dans une cache de l’escalier, les bijoux restés sans maître lorsque la maison avait été désertée en 1948. Ils partaient parce qu’il leur fallait une raison de partir. Ils se réjouissaient déjà en pensant aux putes et à l’argent minable qu’ils exhiberaient. Ils se racontaient leur vie nouvelle, hors de l’enclave, les téléviseurs et les voitures de sport. Aucun d’eux n’avait la moindre idée de ce qui se passait à cent kilomètres, hormis ce qu’ils pouvaient voir sur les écrans. Aucun d’eux ne savait ce que valaient les bijoux si tant est qu’ils existent. Mais il fallait bien partir.

 

 

Port Said

Port-Saïd

D’un côté, deux frères orphelins, palestiniens de Gaza, désormais grandis, presque désœuvrés bien sûr face à l’un des taux de chômage les plus élevés au monde, dans un contexte de déshérence économique qui ne pose guère de souci à la grande puissance régionale voisine, soucieuse avant tout de sécurité, bien plutôt que de développement économique conjoint. L’atelier de mécanique de l’oncle, pour tromper l’ennui et ne pas se sentir totalement inutile et à charge, peut-être. Des rêves et des chimères à foison, créés à partir de rien ou presque, de la désinformation ou de l’univers rétréci à l’envi. Le Hamas qui recrute encore et toujours, et Daech qui agite ses tentations et ses illusions de haine et de désespoir. D’un autre côté, un haut fonctionnaire fort sûr de lui du Fonds Monétaire International, distribuant le cas échéant de l’aide en échange d’un conformisme volontariste. Au milieu, quelques ponts, ou plutôt quelques passerelles décaties, échanges passés fortuits, bouffées de générosité plus ou moins désintéressée, vieilles dettes d’honneur tout à coup remises en vigueur. Entre Gaza et Paris, en passant par Port-Saïd et par Marseille, une tragédie à la fois intime et politique va pouvoir s’écrire vivement, soudainement, ardemment.

 

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Lorsque la porte se fut refermée, il poussa un soupir de soulagement, se hâta d’annoter son dossier et le transmit à son assistante pour répercussion immédiate à l’étage supérieur. Il avait réussi à limiter au maximum les contacts avec l’homme et il ne lui avait fallu que quelques minutes pour synthétiser ce qu’il avait pressenti. Ces visites n’étaient que formalités. Il aurait tout aussi bien pu tirer ses conclusions sans jamais avoir à écouter les jérémiades de ce fonctionnaire. Il l’avait d’ailleurs fait des dizaines de fois, sans en informer sa direction. Sa grille était infaillible. En dix ans, elle ne l’avait jamais trompé. Il n’avait qu’à l’appliquer. Ainsi, il pouvait consacrer les dizaines d’heures économisées chaque année à la lecture de ses précieux ouvrages. D’ici une poignée de minutes son travail serait survolé par Barnes, qui ne trouverait rien à y redire? La réponse serait alors expédiée, dans des délais dépassant l’entendement pour n’importe quelle administration, particulièrement française.
Il aimait penser à la puissance du Fonds. Une armée d’hommes et de femmes déterminés, disciplinés, une sorte d’ordinateur organique prêt à recevoir, traiter et digérer la moindre information pour la transformer en une direction nouvelle. Une orientation plus saine et cohérente pour le monde et les hommes qui l’habitent. Soulagé, il expédia le reste des affaires courantes et s’apprêta à rejoindre son foyer.

 

 

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Imams et rabbins pour la paix

Dirigeant au sein du mouvement Colibris, co-réalisateur du somptueux film « Demain » (2015), Cyril Dion a aussi été l’un des grands animateurs des mouvements « Imams et rabbins pour la paix » entre 2003 et 2006. Il a su porter ici un regard à la fois cru et tendre sur le conflit israélo-palestinien, traçant les contours d’un thriller géopolitique qu’il force avec puissance à se lover dans une histoire à taille très humaine, dans laquelle le rôle essentiel, contre toutes attentes, revient peut-être bien à la poésie, qu’elle soit détournée de ses forces vives par des acteurs aveugles, qu’elle soit au contraire source toujours renouvelée d’envie de changer le monde contre tous les oiseaux de mauvais augure perpétuellement prêts à assener leurs défaitismes définitifs ou leurs cynismes utilitaires. Ce qui ne veut certainement pas dire, en l’espèce, écrire un roman d’un optimisme béat, loin s’en faut.

 

 

Nous aurons grand plaisir à accueillir Cyril Dion à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 20 septembre à partir de 19 h 30.

 

En rentrant ce soir-là, il repensa à l’homme aux semelles de caoutchouc. Comment aurait-il pu lui expliquer que ses parents, ses cousins ne seraient pas sauvés de cette façon ? Qu’il ne s’agissait pas simplement d’arroser des régimes stupides et corrompus avec les dollars du Fonds et l’aide humanitaire. L’assistanat ne changerait rien au problème. La structure tout entière devait être modifiée, réorientée. L’argent devait être dirigé, de façon chirurgicale, devait être pesé, échangé, en contrepartie d’engagements clairs, définitifs, obligeant les dirigeants à revoir leurs politiques intérieures, à ouvrir des négociations, à éradiquer leurs terroristes, à développer leurs économies, à s’enchâsser dans des zones de libre-échange, qui garantiraient la paix, durablement. À l’instar de ce que l’Union européenne avait su construire, entraînée par la France et l’Allemagne. Il ne comprenait pas le travail du Fonds. Le regardait de façon acerbe et caricaturale. Comme la plupart des altermondialistes, comme n’importe quelle personne qui ne s’est jamais confrontée aux problèmes tels qu’ils sont, qui n’ont jamais mené de négociation internationale, jamais dialogué avec un gouvernement…

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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