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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « L’invention des corps » (Pierre Ducrozet)

L’esquisse décidée d’une lutte libertaire face au grand rêve libertarien triomphant de certains ultra-riches de la technologie. Décapant et enlevé.

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Usé par la torpeur de la ville infiniment déroulée sous lui, Álvaro se tire. Il se sent coupable de n’avoir jamais rien tenté, ne serait-ce qu’un geste ou un mot, contre la glaise qui enlise son pays, ce mélange boueux de corruption et d’indifférence, de violence et d’effroi, et, doublement coupable sans doute d’avoir, en un sens, lui-même participé à son érosion éthique, comme tous, il offre ses services à différentes écoles normales du Mexique, héritières des préceptes de Zapata et de la Révolution de 1910 dans leur volonté d’offrir aux fils de paysans un savoir et un avenir. L’école d’Oaxaca lui dit oui, il part en septembre.

Pour son quatrième roman, qui paraît chez Actes Sud en ce mois d’août 2017, Pierre Ducrozet a tracé un curieux cheminement planétaire et virtuel, qui relie savamment et volcaniquement les points d’une toile que l’on jurerait sans doute de prime abord bien distants. Démarrant sur les chapeaux de roue dans l’enfer quotidien des Mexicains pauvres, coincés et écrasés entre narcos et violence corrompue d’État, à partir de l’atroce et bien réelle affaire des enlèvements d’Iguala en 2014, dans un climat familier aux lectrices et aux lecteurs de Paco Ignacio Taibo II (mais qui pourrait aussi évoquer par instants le beau et violemment troublant « La frontière » de Patrick Bard), la connection qui s’établit ensuite avec le monde de l’informatique fantôme comme avec celui de la net-économie triomphante pourrait sembler surprenante si l’on oubliait que – pas si paradoxalement que cela – la maîtrise des communications et des réseaux, via le « piratage » si nécessaire, est depuis longtemps partie intégrante du rêve zapatiste, et de ces formes de résistance qui encore aujourd’hui peuvent s’inspirer (en en ajustant bien entendu les variables locales et globales) du sous-commandant Marcos (« Don Durito de la forêt Lacandone », 1999).

Le soir, el Cochiloco explique aux étudiants de première année réunis autour de lui le programme du lendemain. On essaiera à la gare de Chilpancingo, et si ça marche pas on va à Iguala. Il nous faut ces bus. Les visages sont fermés autour de lui. Les gars n’ont jamais fait ça, mais ils savent. Rien n’est donné ici, et moins encore aux étudiants rouges, contraints comme tous de trouver une poche d’air entre les narcos d’un côté et l’armée de l’autre. On sait ça tout de suite, on naît le souffle court, le visage vers le sol. On a le regard fermé des grands. On n’a jamais été un enfant. On sort, on commence à marcher, et c’est plié déjà. C’est pas qu’on vous frappe, c’est pas nécessairement qu’on vous fasse trimer, c’est le choses qui pèsent sur vous comme une enclume. C’est l’air qui vous assèche le cœur. Les humiliations aussi, tout le temps, et puis l’assaut final, le couteau qui vous saigne.

 

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De vivants et de morts indistincts jetés dans une fosse commune secrète et improvisée à des franchissements clandestins de frontières mortifères, de la saumure des zones de passeurs et de vigilantes aux petits boulots de Los Angeles, il y a un choc en gestation lorsque San Francisco et la Silicon Valley font se rejoindre les trajectoires de migrants un peu particuliers, de chercheuses en génome humain et de tycoons de la « nouvelle économie » – avec d’impressionnants et significatifs détours feutrés par Strasbourg, Hong Kong, Amsterdam, Berlin ou Vancouver. Une bonne partie de l’art de Pierre Ducrozet dans ce roman tient à sa manière rusée et crédible d’organiser une convergence tectonique qui parvient, par une foule presque invisible d’astuces de chronologie et de narration, à éviter tout didactisme, tout en fournissant à la lectrice ou au lecteur, sans jamais perdre le rythme échevelé et urgent de l’innovation technologique en marche, une formidable leçon de politique contemporaine, au sens le plus profond du terme. Jusqu’à permettre à des convictions libertaires aussi réelles qu’informulées et disparates de coaguler puissamment face aux rêves libertariens de capitaines d’industrie qui se soucient peu du fait que leurs rêves – toutefois jamais si éloignés que cela des « simples » calculs financiers – sont en réalité des cauchemars pour beaucoup d’autres humains.

Adèle connaît parfaitement ces gars-là, les transhumanistes de la Silicon Vallley, elle en a marre d’entendre leurs noms à toutes les sauces. C’est une bande de dingues qui ont envahi tous les domaines scientifiques et technologiques, une secte maquillée en pensée libre et transversale, des fanatiques de la pureté qui rêvent d’immortalité, de cerveaux téléchargés sur des disques durs et d’humains sans corps.

 

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Dans ce formidable travail, haletant de bout en bout et néanmoins subtil et fort éloigné des caricatures possibles, Pierre Ducrozet nous rappelle incidemment que si les formes de l’avidité peuvent varier en surface au fil du temps, le fantasme de toute-puissance et d’humanité différente qui irrigue une part significative des (très) puissants n’a pas à ce point changé depuis le « Jack Barron et l’éternité » (1969) de Norman Spinrad, que les ambiguïtés des bulles et des cocons civilisationnels qu’élaborent les techs financières sont beaucoup plus profondes qu’il n’y paraît (comme l’effleurait si habilement le Cory Doctorow de « Dans la dèche au royaume enchanté » en 2003), qu’il y a décidément beaucoup d’ivraie pernicieuse et peut-être bien pré-fasciste à séparer du bon grain du progrès techno-marchand comme l’analyse avec finesse Sandra Lucbert dans « La toile » (2017), que le transhumanisme n’est peut-être pas intrinsèquement pervers mais en tout cas résolument polymorphe, que les résistances réticulaires sont plus que jamais vitales, et que, malgré l’idéologie de la neutralisation qui fait rage, la politique authentique, au quotidien, a encore de beaux jours devant elle.

Parker a un autre grand projet. Il veut construire un nouveau pays. On manque de pays. On s’emmerde dans le nôtre. Il prendrait la forme d’une île artificielle flottant au large de San Francisco, bâtie par ses soins, où l’on pourrait vivre loin de l’État, des lois, des obligations sociales. On pourrait créer en paix l’homme et la société du futur. On ne serait plus tenu de payer des taxes et de perdre du temps avec d’autres vulgarités de ce genre. On inventerait des formes. On cavalerait vers l’avenir. Tout le monde serait le bienvenu sur cette île du nouveau Nouveau Monde.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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