Tonique et intelligente réflexion concrète sur l’écriture.
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Publié en novembre 2013 sous l’égide du Domaine national de Chambord et du Ciclic (l’agence régionale du Centre pour le livre, l’image et la culture numérique), ces cent pages abondamment illustrées d’Arno Bertina constituent le « journal » de la résidence d’écriture qu’il conduisit au château de juillet à septembre 2012, correspondant à peu près à la finalisation de son « Numéro d’écrou 362573 », et reflet du blog dédié à l’expérience.
« Retravailler la première version d’un texte est certainement l’étape que je préfère, celle au cours de laquelle je débarrasse le bizarre et l’inconnu de la bave dont ils sont recouverts, comme on nettoie les nourrissons encore gluants du liquide amniotique fabriqué par la mère pour les accueillir. Comme on les caresse avec un linge et une éponge, je dois débarrasser le texte de tout ce qui est à moi, qui lui a servi mais dont il n’a plus besoin, appelé à grandir en développant ses propres forces. Je veux être surpris, changé. »
Il y aborde en toute transparence un certain nombre de préoccupations et de réflexions qui l’ont habité au long de ces trois mois, échos d’écueils rencontrés auparavant (par exemple, en écrivant « Je suis une aventure », ou bien lors de son précédent travail en résonance avec un photographe, « La borne SOS 77 » avec Ludovic Michaux), approfondissement de cette question de l’agencement texte-image, ici celui du travail d’Anissa Michalon auprès de la communauté malienne de Montreuil, « théâtre initial des opérations » du roman en gestation, ou encore, et peut-être surtout, « question politique envisagée depuis l’espace littéraire », question centrale et obsédante lorsqu’il s’agit d’écrire « sur » des sans-papiers, et plus encore sans doute à propos de ce que les médias appellent (quand ils le nomment encore) un « tragique fait divers ».
Parmi ces réflexions humbles, lucides et passionnantes, beaucoup m’ont captivé, comme celle sur l’élimination de la redondance (à propos encore de ce que le texte doit apporter que l’image, ou la voix d’un acteur, ne dit pas déjà intégralement) qui, sauf recherche d’un effet particulier, étouffe trop souvent les textes moyens en les empêchant d’accéder à la grandeur, celle sur le caractère miséreux et au total plus souvent nuisible qu’à son tour de la fameuse « petite musique » de Céline (voir ci-dessous), celle sur le caractère dépassable, résolument autre, des contradictions et des paradoxes apparemment rencontrés sur le chemin de l’élaboration (usant joliment d’une expression de Walt Whitman), celle sur la mauvaise conscience de l’écrivain « embourgeoisé » (voir ci-dessous également), rejoignant en une pirouette décidée certains travaux de Hans Magnus Enzensberger, celle sur la force des barrières symboliques – en l’espèce le périphérique parisien, résonnant ainsi avec l’un des fils conducteurs de « L’esprit de l’ivresse » de Loïc Merle, celle – l’une des plus fortes et des plus troublantes – sur le chemin étroit qui sépare parfois le pathétique (positif, communiquant d’indispensables émotions) du pathos (délétère, noyant la réflexion dans les larmes de circonstance), celle, enfin, sur les incidences, ou les hasards apparents, qui viennent modifier le parcours d’un texte, en disséquant aussi minutieusement que possible l’effet d’un voyage à Alger sur « Numéro d’écrou », ou la manière dont le Mali, déjà, s’était gaillardement emparé d’un gros bout de « Je suis une aventure » qui ne lui semblait d’abord pas destiné.
[À propos des réponses apportées par Anissa Michalon aux questions des collégiens l’interrogeant sur son travail de photographe] « J’aime dans les réponses d’Anissa le désir de ne pas en rabattre. Le fait d’être stimulée, nourrie, encouragée par une photographe (Berenice Abbott) dont elle dit qu’elle avait le « désir de transmettre un savoir ». Trop souvent, au cours de la seconde partie du vingtième siècle, certains artistes se sont réfugiés dans des discours d’une humilité douteuse (plus j’en rabats, moins j’aurais mal s’il s’avérait que mon travail est à côté de la plaque). Pour plusieurs raisons, je n’aime pas cette phrase de Céline souvent citée : « ma petite musique » (je voudrais reprendre ce possessif qui sonne toujours comme un canard à mes oreilles, et mettre en crise – surtout – cet adjectif ; je voudrais d’autant plus le faire que ces deux choses ne correspondent pas à l’œuvre de Céline, que j’entends tonner et résonner bien au-delà de sa personne). Au contraire, Anissa ambitionne de photographier une certaine déflagration : celle qui résulte de l’accord entre la transmission de ce savoir et la dimension esthétique. »
« Écrire ici, de l’intérieur du château de Chambord, sur des sans-papiers maliens de la banlieue parisienne ? L’étrangeté de la situation pourrait paralyser. Elle me place dans la peau de ces visiteurs (ambassadeurs, rois ou empereurs) à qui le château devait en mettre plein la vue – arme de dissuasion massive. Le fait de présenter cela comme une incongruité, c’est déjà me disqualifier (je serais trop loin des réalités que j’entends décrire) et inviter sournoisement à laisser parler la mauvaise conscience, qui est une ruse de la psyché et du pouvoir car elle revient à plus parler de soi que du sujet épique vendu d’abord. Certes, elle atteste une solidarité (irréfléchie) au pouvoir dont est dépositaire l’ensemble de la société – ce qui est un aveu intéressant -, mais attestant cette solidarité elle pervertit le désir de changement (celui qui exprime son mal-être ne voudrait pas tant remédier à la situation que mettre en scène son moi blessé). La mauvaise conscience est une ruse du pouvoir qui entend que rien ne change. Celui qui parle, complexé, explique pourquoi il ne fait pas, ou n’a pas fait. Ce faisant, il énonce par la bande les raisons qui vont l’amener à ne rien faire dans l’avenir. Mais n’avoir jamais rien fait pour la Cause ne saurait interdire qu’on s’y mette (enfin). Conditionner l’engagement à une expertise découlant des luttes précédentes est une façon de pisser sur la colère, d’éteindre les incendies – au lieu de les étendre. Je suis un petit bourgeois à Chambord. Kropotkine était prince. »
Un texte rare, engagé et lucide, engendrant questions et réflexions pour toute lectrice et tout lecteur intéressé par l’alchimie de l’écriture et la manière dont le dessein et l’intelligence l’irriguent.
Comme le dit superbement Claro : « Le doute, le travail, la chasse aux complaisances, l’étude des erreurs, la réflexion permanente sur le travail fait et à faire: impossible d’en faire l’économie si l’on veut « échouer mieux ». » Le billet de son « Clavier cannibale » est ici.
Discussion
Rétroliens/Pings
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