La fantasy à un sommet d’écriture, au service d’une puissante fable politique contemporaine.
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Lucius Shepard crée cet assemblage romanesque à partir d’une nouvelle de 1984, « L’homme qui peignit le dragon Griaule », dans laquelle un dragon extrêmement puissant, long de plusieurs kilomètres, a été paralysé au cours d’une ancienne bataille, quasiment dans la nuit des temps, devenant ainsi peu à peu à la fois un très encombrant élément du paysage (sur lequel poussent arbres, fleurs ou mousses) et une source pernicieuse d’influence, psychologique ou magique, sur les habitants voisins.
La métaphore, si elle peut effrayer de prime abord (et particulièrement le lecteur non aficionado de « fantasy à dragons »), est superbement conduite et écrite par Shepard (et traduite avec finesse et justesse par Jean-Daniel Brèque). Un peu comme chez Yves et Ada Rémy, une fois la prémisse fantastique installée, elle devient toujours plus discrète, laissant le récit se concentrer sur situations et personnages.
On explorera ainsi la faune qui vit dans le dragon, et les curieux adorateurs humains qui y évoluent, dans « La fille du chasseur d’écailles » (1988), au style encore plus abouti que dans la nouvelle initiale, puis la manière dont l’influence du dragon se développe dans les esprits des humains avoisinants et peut même « être utilisée », dans « Le Père des pierres » (1989) (qui constitue aussi une nouvelle policière au brio machiavélique), avant de revenir sur les desseins et les plans de ce dragon emprisonné, dans « La Maison du Menteur » (2003) et dans « L’Écaille de Taburin » (2010). « Le Crâne » (2011), conclusion – provisoire ? – de cette histoire au très long cours, renoue, dans un Guatemala contemporain cher à l’auteur et à peine dissimulé, avec la fable politique incisive du début du cycle, en forme d’apothéose cette fois.
« Une fois franchie la porte, qui donnait sur un couloir éclairé par une mosaïque de mousse lumineuse évoquant des veines d’un minerai bleu-vert courant dans les lambris de teck, sa peur monta d’un cran. Il était sûr de sentir l’influence de Griaule ; à chaque pas, la présence du dragon était de plus en plus prégnante. Comme une aura d’intemporalité, ou plutôt l’impression que le temps lui-même était moins majestueux, moins élémentaire que le dragon, que ce n’était qu’une donnée que celui-ci maîtrisait totalement, comme s’il avait sur les éons la plus absolue des perspectives. Et ces murs, ces veines de mousse… il avait l’impression que leur configuration reflétait celle des pensées de Griaule. On eût dit qu’il s’aventurait dans les entrailles du dragon, dans quelque boyau pétrifié, et il fut frappé par la justesse de cette observation : cet antique bâtiment, aligné de tout temps avec Griaule, était peut-être entré en résonance avec lui, jusqu’à devenir un analogue de son corps assujetti à son contrôle. »
En tant que nouvelles isolées, « Le Père des pierres » et « Le Crâne » (et dans une légèrement moindre mesure, « L’homme qui peignit le dragon Griaule ») seraient déjà des réussites majeures. La continuité subtile, les effets de contraste et de résonance à travers le temps et les personnages, permis par l’assemblage des six longues nouvelles, construisent un grand roman à facettes.
Il justifie a posteriori l’ambition de Shepard, dévoilée dans une postface fouillée : « L’idée d’un gigantesque dragon paralysé (…), dominant le monde qui l’entoure grâce à ses pouvoirs mentaux, un monstre vicieux irradiant ses pensées vengeresses et faisant de nous les jouets de sa volonté… voilà qui m’apparaissait comme une métaphore appropriée pour l’administration Reagan, qui s’affairait alors à proclamer qu’un jour nouveau se levait sur notre patrie, à dévaster l’Amérique centrale et à réduire en pièces notre constitution. Cela explique le contenu politique qu’on pourra lire en filigrane dans ces récits. Dans un sens, le cycle de Griaule tourne autour de deux bestioles, un dragon et un président mentalement handicapé dont l’avatar est un monstre immortel… ou vice versa. »
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