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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Roman américain » (Antoine Bello)

Un roman majeur, drôle, intense et profond à la fois, pour questionner le contemporain à travers une industrie emblématique et insolite.

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Roman américain

Publié en mai 2014 chez Gallimard, le sixième roman d’Antoine Bello s’affirme résolument comme le meilleur , le plus complet et le plus jouissif de l’auteur à ce jour, réussissant une belle synthèse de quasiment l’ensemble des thèmes qui hantent si passionnément son œuvre, en remédiant joliment aux quelques imperfections, mineures le plus souvent, qui pouvaient la parsemer ici ou là.

Là où Antoine Bello avait inventé de toutes pièces (si l’on ose dire) – dans « Éloge de la pièce manquante » (1998) – un univers sportif et financier, celui du puzzle de vitesse, il s’empare ici d’une pratique réellement existante – même si le lecteur européen y aura normalement quelques savoureux moments d’incrédulité -, celle du « life settlement », à savoir l’industrie de la revente des polices d’assurance-décès, lointaine descendante capitaliste – et extrêmement organisée – du vénérable viager, à propos duquel on peut se souvenir avec émotion de la performance de Michel Serrault et de Michel Galabru dans la comédie éponyme de 1972, réalisée par Pierre Tchernia et scénarisée par René Goscinny.

Dans la classique équation capitaliste temps / argent / risque, une personne propriétaire d’une assurance-décès, dont elle paie régulièrement les primes « à fonds perdus », au profit de ses futurs bénéficiaires (enfants, conjoint survivant, proches ou autres), peut un jour souhaiter revendre cet actif d’un genre particulier (mais parfaitement reconnu comme tel par un célèbre arrêt de la Cour Suprême américaine, datant de 1911), et en obtenir immédiatement la valeur « actualisée » (cette actualisation dépendant bien entendu de l’estimation que fait l’acheteur – qui aura désormais à payer les primes pour bénéficier du paiement de l’assurance au décès du vendeur – de l’espérance de vie restant au vendeur…). Sur ce sujet en apparence bien scabreux, une industrie entière s’est désormais bâtie, avec ses courtiers, ses consultants, ses fonds d’investissement spécialisés, … et ses ennemis jurés, les assureurs eux-mêmes (qui face à des détenteurs « professionnels », motivés et patients, de ces polices d’assurance, ne peuvent plus espérer bénéficier autant du phénomène qui traditionnellement leur permet une rentabilité certaine, à savoir l’arrêt du paiement des primes par un détenteur distrait, changeant d’avis ou n’en ayant plus les moyens, qui fait effectivement des versements réalisés jusque là des « fonds perdus »… et gagnés par l’assureur).

LISA

Pour parcourir, à travers cet étonnant et impressionnant emblème, tout le capitalisme contemporain, dans son essence comme dans ses dérives ou ses excès, Antoine Bello a assemblé minutieusement et fort drôlement un très vivant ensemble de protagonistes, sonnant tous plus « vrais » que nature, dans une petite communauté de Floride, dans la description entomologique de laquelle, au fil des péripéties, le lecteur peut deviner l’observation de première main que l’auteur a pu réaliser en séjournant lui-même à l’occasion au sein d’une petite ville nantie aux États-Unis.

Sous la plume impitoyable des deux narrateurs, adversaires et complices à la fois (amis de jeunesse devenus l’un journaliste économique, qui entreprend une série d’articles – que le roman reproduit intégralement, avec leur mise en page et leurs illustrations – sur le « life settlement », en focalisant son enquête sur la communauté de Destin Terrace, et l’autre écrivain au tirage plutôt confidentiel, qui se trouve par hasard résider dans ce village de Floride, où il a racheté la maison de ses parents, à leur décès), peu à peu apparaissent et se dévoilent, dans un jeu de masques et de miroirs particulièrement savoureux, courtiers indélicats, retraités jaloux de leurs bonnes affaires, politiciens à l’affût, dentistes impitoyables, jeunes cadres anxieux de réussir, ou encore créateurs de fonds spécialisés à l’éthique flamboyante et à l’intelligence aiguë.

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Le lecteur éprouvera donc un réel plaisir à se laisser guider, dans une alternance jubilatoire des articles de Vlad Eisinger, de « The Wall Street Tribune », d’extraits du journal intime de Dan Siver, auteur des presque célèbres romans « Passagers clandestins » et « Double jeu », d’échanges de courriels entre les deux comparses, et de quelques rubriques nécrologiques conçues par un logiciel expérimental, au long des lancinants questionnements qui hantaient « Les falsificateurs » (2007) et « Les éclaireurs » (2009), qui s’étaient cristallisés dans « Mateo » (2013) en exploration obsessionnelle du contenu réel de la parabole des talents : sur le sens et le moteur de la vie, de la curiosité, de la course en avant, et sur son risque perpétuel de muter, comme quelque terrible zombie, en pure avidité. La joie sera encore multipliée en découvrant au fil des échanges un étonnant jeu d’anagrammes littéraires, une supercherie impliquant Hermann Broch et Leo Perutz, à la fois hommage à Wikipedia et à un certain nombre d’écrivains fétiches des protagonistes et peut-être – qui sait ? – de l’auteur, en un jeu qui évoque aussi bien les échos du foisonnant « Éloge de la pièce manquante » (1998) que ceux du lancinant « Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet » (2010), et une autre interrogation qui n’a rien d’anecdotique, sur la forme littéraire la plus adaptée pour rendre compte de la réalité tout en la poussant dans ses retranchements poétiques et logiques.

tables de mortalité

Savoureusement et authentiquement polyphonique, extrêmement judicieux dans son investigation en ne cédant jamais aux penchants secs, dissertatifs ou artificiellement didactiques qui avaient pu parfois se glisser dans les œuvres précédentes de l’auteur, « Roman américain » nous offre un superbe questionnement en action, drôle, intense et profond à la fois, et se hisse ainsi dans la catégorie des lectures quasiment indispensables à une tentative d’intellection jubilatoire du monde contemporain.

« Surpris plus tard un conciliabule entre Sharon Hess et Donna Phelps, la femme de Melvin, qui débinaient consciencieusement Jean-Michel. Elles lui trouvent tous les défauts de la terre : sa profession (odieuse), son accent (grotesque), sa femme vietnamienne (probablement communiste), ses enfants qui trustent tous les prix à l’école, et jusqu’à sa parcimonie, coupable d’affaiblir l’économie américaine. Donna s’est plainte que Jean-Michel ait refusé de contribuer à l’œuvre de charité qu’elle préside. « Il doit gagner des millions et il ne peut pas trouver 100 dollars pour nos vétérans ? Quelle honte ! Ce n’est pas comme ça qu’il va s’intégrer. »
Chuck Patterson, qui profite d’habitude de ces garden-parties pour distribuer des cartes de visite, en a pris lui aussi pour son grade. Après avoir suivi d’un air inquiet le manège de la tribu Phelps, il a essuyé les foudres de Mrs Cunningham, qui exigeait de savoir combien d’argent il gagne chaque année sur ses polices auto et habitation. Mal à l’aise, il a botté en touche.
Mark Hansen, qui vient de souscrire une police d’assurance-vie, a demandé à Patterson s’il avait vraiment touché, sur son contrat, une commission équivalant à un an de prime. En homme au fait des réalités économiques, il ne paraissait pas choqué, juste curieux. Jennifer, sa femme, n’a pas montré la même largeur de vue. Elle a reproché à Chuck de ne pas avoir réduit son taux de commission, à titre amical. Chuck a rétorqué, sans rire, que tous ses clients étaient des amis. Mark est venu assez sportivement à sa rescousse en affirmant qu’il avait trouvé le prix de l’assurance très faible.
« Normal, lui a répondu Jeffrey qui passait par là, en tant que non-fumeur de 35 ans, tu n’as qu’une chance sur 700 de mourir dans l’année. » (Je soupçonne les McGregor d’avoir un jeu de tables de mortalité affiché aux toilettes.) »

Plusieurs critiques intéressantes sont disponibles sur le site de l’auteur, ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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bello

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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