Sans doute le plus beau roman de Joseph Conrad.
x
RELECTURE
Publié en 1920, « La rescousse » est l’un des quatre derniers romans de Joseph Conrad, et fut longtemps à ce titre considéré par une certaine critique (avant d’être largement « réhabilité » à partir des années 1975-1980) comme « inférieur » aux romans plus connus de leur auteur, jugé parfois « fatigué et usé » à l’époque de son écriture.
Bien au contraire, je considère qu’il s’agit peut-être du meilleur roman de Conrad, et sans doute de celui qui reflète le mieux la complexité des constructions éthiques de ce grand maître du roman d’aventures, loin des relatives simplifications du « Nègre du Narcisse », de « Lord Jim » ou des novellas « Au cœur des ténèbres » et « Typhon ».
Le roman est avant tout celui du personnage de Tom Lingard, commandant du « plus beau brick » d’Indonésie, lancé dans une folle équipée pour aider deux de ses amis malais, frère et sœur, à reconquérir leur royaume, en une dette d’honneur qu’il s’est lui-même imposée, et dans laquelle il engage, encore jeune alors, toute sa réputation, toute sa science et toute sa fortune – équipée dont la perturbation, par l’échouement d’un yacht anglais venu de Hong-Kong, à quelques encablures de la principale base d’opérations de Lingard, constitue le principal sujet apparent de l’œuvre.
Décrire l’intensité mise en jeu, le raffinement des conflits intérieurs du silencieux Tom Lingard (qui fournit d’ailleurs leur modèle de commandant aux trois maîtres plus tardifs du « roman de marine à voile », le Hornblower de Forester, le Bolitho de Kent, comme le duo Aubrey / Maturin d’O’Brian), la sobriété avec laquelle sont retranscrites la terrifiante violence et les complexités des fourberies des factions du conflit, et surtout la subtilité psychologique et morale ici développée, serait bien difficile, cette dernière pouvant peut-être expliquer à elle seule, au fond, que Conrad, qui avait commencé ce roman en 1897, pour être sa troisième œuvre en même temps que le troisième tome de la curieuse « trilogie à rebours » formée avec « La folie Almayer » (où Lingard apparaît très âgé) et « Un paria des îles » (où il est déjà vieillissant), en ait interrompu la rédaction pour se lancer dans le (relativement) facile « Nègre du Narcisse », et ne s’y atteler à nouveau que vingt ans plus tard…
Du très grand Conrad, du très grand roman, intelligent, raffiné, et terriblement poignant.
« Cet homme, autrefois si connu, aujourd’hui si complètement oublié, sur les séduisants et impitoyables rivages de ces petits-fonds, avait reçu de ses camarades le surnom de « Tom aux yeux rouges ». Il était fier de sa chance et non de son jugement. Il était fier de son brick, de la vitesse de son navire que l’on considérait comme le plus rapide des bâtiments locaux qui fréquentaient ces parages, et fier de ce que représentait ce navire. »
« La mer peu profonde qui écume et murmure sur les rivages de ce millier dîles, grandes et petites, qui forment l’archipel Malais a été, depuis des siècles, le théâtre d’aventureuses entreprises. Les vertus et les vices de quatre nations se manifestèrent pendant la conquête de cette région qui, aujourd’hui encore, n’a pas été complètement dépouillée du mystère et de l’attrait romanesque de son passé ; et les descendants de ceux qui ont lutté contre les Portugais, les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, n’ont pas vu leur race modifiée par l’inévitable défaite. Ils ont conservé jusqu’à ce jour leur amour de la liberté, leur attachement fanatique à leurs chefs, leur aveugle fidélité dans l’amitié et dans la haine – tous leurs instincts licites et illicites. Leur pays de terre et d’eau – car la mer fut leur pays tout autant que le sol de leurs îles – est devenu la proie de la race occidentale, le prix d’une force supérieure, sinon d’une vertu supérieure. Demain l’avance de la civilisation effacera jusqu’aux traces de cette longue lutte en achevant son inévitable victoire. »
La photographie de Joseph Conrad est d’Alvin Langdon Coburn (George Eastman House / Getty Images).
Plusieurs films ont été adaptés à partir de ce roman, le premier d’entre eux étant celui de Herbert Brenon et Samuel Goldwyn en 1929, avec Ronald Colman dans le rôle de Tom Lingard et Lili Damita dans celui de Lady Edith Travers.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici (en Autrement) ou là (en L’imaginaire).
x
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture : « Dans les ruines de la carte (Emmanuel Ruben) | «Charybde 27 : le Blog - 30 septembre 2015
Pingback: Note de lecture : « Le navire de bois – Fleuve sans rives 1 (Hans Henny Jahnn) | «Charybde 27 : le Blog - 29 juin 2016
Pingback: Note de lecture : « Histoire d’Usodimare – Un récit pour voix seule (Ernesto Franco) | «Charybde 27 : le Blog - 23 août 2016
Pingback: Note de lecture : « Hors du charnier natal (Claro) | «Charybde 27 : le Blog - 6 janvier 2017
Pingback: Note de lecture : « La guerre des salamandres » (Karel Čapek) | Charybde 27 : le Blog - 26 mai 2017
Pingback: Note de lecture : « Pourquoi lire les classiques (Italo Calvino) | «Charybde 27 : le Blog - 7 août 2018
Pingback: Note de lecture : « Débarqué (Jacques Josse) | «Charybde 27 : le Blog - 17 août 2018
Pingback: Note de lecture : « Le roman d’aventures (Jean-Yves Tadié) | «Charybde 27 : le Blog - 17 octobre 2018
Pingback: Note de lecture : « L’aventure, l’ennui, le sérieux (Vladimir Jankélévitch) | «Charybde 27 : le Blog - 24 octobre 2018
Pingback: Note de lecture : « Le livre des ombres (Serge Lehman) | «Charybde 27 : le Blog - 17 mars 2019
Pingback: Note de lecture : « Les hommes de l’Émeraude 1 (Josef Kjellgren) | «Charybde 27 : le Blog - 23 mars 2019
Pingback: Note de lecture : « Un traître à notre goût | «Charybde 27 : le Blog - 28 juillet 2020
Pingback: Note de lecture : « Canopus dans Argo : Archives (Doris Lessing) | «Charybde 27 : le Blog - 9 août 2020
Pingback: Note de lecture : « Conversations secrètes – Le monde des espions (Pierre Gastineau & Philippe Vasset) | «Charybde 27 : le Blog - 9 décembre 2020
Pingback: Note de lecture : « Maylis de Kerangal sur les grands chemins de Claude Simon – Carnets de Chaminadour n°11 (Collectif) | «Charybde 27 : le Blog - 16 juillet 2021
Pingback: Note de lecture : « Actions spéciales (Jean-Hubert Gailliot) | «Charybde 27 : le Blog - 26 juillet 2021
Pingback: Note de lecture : « Le manège des oubliés (Jacques Josse) | «Charybde 27 : le Blog - 15 décembre 2021
Pingback: Note de lecture : « La traversée des sangliers (Zhang Guixing) | «Charybde 27 : le Blog - 12 juillet 2022