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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Les scarifiés » (China Miéville)

Immense hommage à l’océan et à l’inventivité du langage et des formes, essence de l’étrange, politique subtile et fondamentale : quand China Miéville se confirmait parmi les très grands.

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RELECTURE

Scarifiés

À un kilomètre en dessous du plus bas des nuages, le roc fend les flots. Et l’océan commence.
On lui a attribué quantité de noms. Sa moindre crique, sa moindre baie, son moindre courant, ont été classifiés, comme autant d’unités discrètes. Pourtant il est chose indivisible, où les frontières sont absurdes. Il emplit l’espace entre pierres et sable, s’enroulant le long des côtes, comblant le vide entre les continents.
Aux confins du monde, l’eau salée est d’une froideur qui brûle. À l’instar de la terre, d’immenses plaques de mer gelée se brisent, s’écrasent, se reforment, parsemées de tunnels – tanières du crabe des glaces, un philosophe à la carapace de sérac animé. Dans les lagunes australes, des forêts de vers tubicoles, de laminaires, de coraux prédateurs. Le poisson-lune se meut avec une grâce imbécile. Le trilobite bâtit son nid dans l’os et le fer en dissolution.
L’océan foisonne.
Les habitants des hauts lits flottent au gré de leur fantaisie, vivent et meurent dans l’écume sans jamais avoir vu le sol en dessous. Des écosystèmes complexes prospèrent dans des mares et des plaines néritiques, glissant sur les éboulis organiques jusqu’au bord des corniches rocheuses, pour choir dans une zone où ne pénètre pas la lumière.
Il y a des ravins. Des présences entre mollusque et divinité patiemment tapies sous douze mille mètres d’eau. Dans ce froid dénué de lumière, la brutalité de l’évolution prévaut. De rudes créatures émettent bave et phosphorescence, se meuvent dans des éclairs de membres flous. La logique qui préside à leur morphologie dérive des cauchemars.
Il y a des puits sans fond. Des endroits où la base de granit et de fange des mers s’effondre en des tunnels verticaux perçant sur des milliers de mètres, pour s’étaler sur d’autres plans, sous des pressions si fortes que l’eau en coule visqueuse et molle. Une eau qui rejaillit à travers les pores de la réalité, fluctuant en des lames porteuses de danger, laissant des failles à travers lesquelles peuvent émerger des forces percolées.
Dans les couches fraîches des fonds intermédiaires, des conduits hydrothermiques percent la roche et crachent des nuages d’eau surchauffée. Des êtres complexes passent toute leur courte existence à se prélasser dans cette touffeur, sans jamais quitter de plus de quelques mètres les eaux tièdes, riches en minéraux, pour le froid qui les tuerait.
Cela donne, sous la surface, un paysage de montagnes, de canyons, de forêts et de dunes mouvantes, de cavernes de glace, de charniers. L’eau regorge de matière. Des îles, prises dans des flux magnétiques, dérivent impossiblement au sein de ces profondeurs : certaines grandes comme des cercueils, petits éclats de silex et de granit refusant de couler ; d’autres, des rocs tors d’un kilomètre de côté suspendus à des milliers de mètres de profondeur, qui se déplacent sur des courants lents, celés.
Il y a des villages sur ces territoires qui jamais ne s’enfoncent. Des royaumes cachés.
Et puis, sur le sol océanique, de l’héroïsme, des batailles brutales que les habitants des terres ne remarquent jamais.
Il y a des dieux et des catastrophes.
Les bateaux circulent en intrus entre air et mer. Leurs ombres piquettent le fond lorsqu’il est assez haut pour toucher la lumière. Des navires marchands, des baleiniers, des coggues, passent par-dessus la décomposition d’autres vaisseaux. Les cadavres de marins fertilisent l’eau. Les poissons nécrophages se nourrissent d’yeux, de lippes. Des indentations parsèment l’architecture de corail là où l’on s’est approprié mâts ou ancres : ces vaisseaux perdus, oubliés ou pleurés, le sol vivant de la mer les emporte. Il les cache sous la bernacle, les laisse à la murène, à la chimère, aux bannis d’entre les Cray pour leur servir de grottes. Ainsi qu’à d’autres êtres plus sauvages.
Dans les fonds abyssaux, où les normes physiques s’effondrent sous l’écrasement des eaux, des cadavres traversent encore lentement l’obscurité plusieurs jours après que leur navire a chaviré.
Ils se décomposent au fil de leur périple pélagique. Rien ne viendra frapper le sable noir du fond du monde que des os couverts d’algues.

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En 2002, deux ans après l’irruption magnifique de « Perdido Street Station » sur la scène littéraire, l’univers de Bas-Lag connaissait sa première extension avec « Les Scarifiés » (titre français parcellaire et légèrement misguiding, car éliminant la superbe ambiguïté d’origine du titre original « The Scar »), traduit en 2005, à nouveau, au prix d’une fort belle prouesse (tant la langue développée ici par China Miéville est encore plus riche, précise, foisonnante et envoûtante que dans son premier roman), par Nathalie Mège pour les éditions Fleuve Noir.

On ne raconte pas « Les Scarifiés ». Si l’inventivité technique et langagière de l’auteur britannique fait à nouveau merveille, il s’agit cette fois, au-delà du rusé contexte socio-politique d’une ère victorienne réinventée « ailleurs » (et ô combien « ailleurs » !), d’un véritable roman d’espionnage, d’un thriller à rebondissements où les personnages ne sont que bien rarement ce qu’ils semblent d’abord être, où leurs narrations sont éminemment peu fiables, ou bien dotées de nombreux tiroirs secrets, et où les surprises machiavéliques saisiront la lectrice ou le lecteur jusqu’au bout de ces plus de 800 pages.

Quinze kilomètres à peine après la ville, le fleuve perd son élan, crachote vers l’estuaire saumâtre qui alimente la Baie de Fer.
Les bateaux partant de Nouvelle-Crobuzon vers l’aval pénètrent un paysage nivelé. Côté sud, il y a des cabanes, et les petits pontons putréfiés sur lesquels les travailleurs des champs pêchent pour agrémenter un régime alimentaire monotone. Leurs enfants adressent des signes éteints au voyageur. De temps à autre pointent une butte rocheuse, un petit bosquet d’arbres de bois de fer – des lieux qui défient toute culture. Néanmoins, pour l’essentiel, ces terres-là sont épargnées par la pierre.
Depuis le bastingage, par-delà la bordure de haies, d’arbres et de ronces, c’est une étendue de champs que les marins distinguent : l’extrémité de l’Hélice à Grain, la longue spirale de terres arables qui alimente la grand-ville. On aperçoit des hommes et des femmes parmi les cultures – ou labourant la terre noire, brûlant le chaume, selon la saison. Entre deux champs, sur les canaux que cache la berge terreuse et végétale, teuf-teufent étrangement des péniches. Avalantes, entre la métropole et les domaines, elles apportent sans fin à cette campagne produits chymiques et combustible, produits de luxe, pierre et ciment. Lorsqu’elles remontent vers la cité en longeant les hectares de champs parsemés de hameaux, de moulins et de vastes demeures, c’est chargées d’innombrables sacs de grain et de viande.
Ce trafic ne s’interrompt jamais. Nouvelle-Crobuzon est insatiable.
La rive nord du Bitume est plus sauvage.
C’est une longue étendue de broussaille et de marigots qui s’étire sur plus de cent trente kilomètres, jusqu’à être tout à fait recouverte par les contreforts et les montagnes basses qui rampent dans sa direction. Enserrée entre le fleuve, ces montagnes et la mer, cette steppe est un lieu vide. S’il y existe d’autres habitants que les oiseaux, ils demeurent invisibles.
Bellis Frédevin a effectué le passage vers l’est à bord d’un bateau en partance au cours du dernier trimestre de l’année, une période de pluies perpétuelles. Les champs qu’elle a vus n’étaient que boue glacée. Les arbres à demi dénudés ruisselaient. Leurs silhouettes paraissaient reliées par du liquide aux nuages.
Par la suite, en repensant à cette époque atroce, elle sera secouée par la précision des souvenirs. Elle se remémorera la formation du vol d’oies passé en jasant au-dessus du navire ; la puanteur de la sève, celle de la terre ; la nuance d’ardoise du ciel. Elle se rappellera avoir cherché les haies du regard sans en voir aucune. Rien que des maisons trapues aux volets tirés contre le mauvais temps, des écheveaux de fumée de bois dans l’atmosphère détrempée.
Rien que le mouvement étouffé de la végétation dans le vent.
Debout sur le pont, enveloppée dans son châle, ouvrant l’œil, tendant l’oreille, guettant des pêcheurs, des jeux d’enfants ou quelqu’un qui cultive l’un des méchants potagers qui défilaient devant elle. Les seuls bruits étaient ceux des oiseaux sauvages. Les seules formes d’allure humaine, des épouvantails – aux traits rudimentaires impassibles.
Ce voyage n’a pas été long, mais son souvenir l’a pénétrée telle une infection.
Elle avait l’impression d’être reliée par le temps à la ville derrière elle : les minutes se tendaientà mesure qu’elle s’éloignait, ralentissaient plus loin elle allait, faisant traîner sa courte croisière.
Et puis ce fil-là a claqué, et elle s’est retrouvée catapultée dans l’ici, le maintenant ; seule, loin de chez elle.
Beaucoup plus tard, une fois à des kilomètres de tout ce qu’elle a connu à l’époque, Bellis s’éveillera étonnée de ne pas rêver de sa ville véritable – celle qui fut son foyer pendant plus de quarante ans. Eh bien non, ses songes porteront sur cette courte longueur de fleuve, sur ce couloir de campagne battue par les intempéries qui l’a environnée moins d’une demi-journée.

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Admettons simplement ici que, s’il y a bien ici une narratrice principale, Bellis, dont le « journal de bord » en forme de lettre jamais envoyée (et même ce constat apparemment si simple devra être pris avec moult pincettes) rend compte de ce qu’elle saisit, au fur et à mesure, de ce qui se passe autour d’elle, aventurière fuyant en urgence la Nouvelle-Crobuzon et certains événements racontés dans « Perdido Street Station » (mais qu’il n’est pas réellement nécessaire de connaître pour vraiment apprécier « Les Scarifiés »), ce roman peut trôner avantageusement parmi les grands romans maritimes de la littérature. En dehors des grands classiques de la mer, auxquels certaines allusions rusées (que je vous laisserai le plaisir de découvrir le cas échéant) renvoient expressément, on admirera aussi les résonances profondes avec des ouvrages beaucoup plus récents, à l’image du beau « Les marins ne savent pas nager » de Dominique Scali, par exemple.

La beauté et l’inventivité des descriptions, la richesse profuse sans être envahissante du vocabulaire utilisé (encore : bravo à la traductrice !), l’imagination navale développée, entre magie et industrie, entre réalité documentée et pure fiction : autant d’éléments qui justifient, bien au-delà du seul genre « steampunk » ou même imaginaire au sens large, de considérer « Les Scarifiés » comme un chef-d’œuvre de la mer, des marins et des terriens qui s’y retrouvent mêlés comme malgré eux.

Choyé par les thaumaturges et les merveillants du bord, le moteur météoromancien situé près du beaupré du Terpsichoria déplaçait l’air devant le navire. La pression s’élevait par derrière, les voiles s’incurvant pour remplir le vide. Ils filaient à bonne allure.
Cette machine rappelait le gratte-nuages de Nouvelle Crobuzon. Elle faisait songer aux énormes engins hermétiques et détraqués qui saillaient au-dessus des toits du Bec de Poix. Bellis éprouvait une franche nostalgie pour les rues, les canaux, le gigantisme de sa ville.
Voilà que son regret s’étendait aux moteurs, à présent. Aux machines. Elle en avait été cernée, à Nouvelle-Crobuzon. Il ne lui restait plus désormais que ce petit engin météoromancien, ainsi que l’artefact de la salle à manger. Le moteur à vapeur qu’hébergeaient les soutes avait beau transformer l’ensemble du Terpsichoria en un gigantesque mécanisme, il demeurait invisible. Bellis se mit à errer dans le bateau telle une Engrenage livrée à elle-même. Le chaos utilitariste qu’elle avait été contrainte de quitter lui manquait.

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Ce n’est bien entendu pas tout. Peut-être encore plus nombreuses que les références aux grands classiques de la mer – et à Joseph Conrad au premier chef -, ce sont celles renvoyant discrètement à John Le Carré qui engendrent le véritable vertige : on admirera ici la puissance géopolitique (fût-elle liée à des géographies et à des politiques fictives) inscrite dans tous les creux et les bosses d’une intrigue qui ne se laisse pas épuiser facilement – même lorsqu’elle entreprend au passage d’ébranler certains mythes libertaires fondateurs de la piraterie, pour mieux les rehausser ensuite -, le savoir-faire de thriller d’espionnage inscrit dans des dialogues qui peuvent être relus si savoureusement lorsque certains secrets ont été dévoilés ultérieurement, et pour tout dire, la joie d’une narration sophistiquée qui trace son chemin déterminé en déployant tous les leurres nécessaires au fil de son chemin – ou de son erre.

Armada avait la bougeotte. Ses passerelles balançaient de droite et de gauche. Ses tours gîtaient. Elle dansait sur l’eau.
Tout, de A à Z, avait été récupéré dans les vaisseaux. Couchettes et cloisons s’étaient transformées en habitations ; on avait construit des ateliers dans d’anciennes batteries de canons. Cependant, la cité ne s’était pas contentée de l’épiderme existant des navires. Elle l’avait remodelé. Les coques étaient surmontées de structures dont les styles et matériaux agglomérés formaient, à partir de centaines d’esthétiques et d’histoires, une architecture composite.
Des pagodes vieilles d’un siècle s’inclinaient au-dessus du pont d’antiques capitanes ; des monolithes en ciment s’élevaient tels autant de tuyaux de cheminée supplémentaires sur des bateaux à aubes ravis dans les mers du Sud. Entre les édifices, les rues étaient étroites. Devenues passerelles, elles surplombaient les vaisseaux reconvertis entre des labyrinthes, des places et ce qui devait être des hôtels particuliers. Des parcs boisés recouvraient les clippers, au-dessus d’arsenaux profondément enfouis. Les immeubles construits sur les ponts s’étaient fissurés et fendus sous la tension qu’imposait le mouvement constant de la mer.
On distinguait les auvents du Marché d’Hivernage – dont les centaines de canots et de chalands mesurant tous moins de six mètres emplissaient l’espace entre les vaisseaux plus munificents. Amarrés les uns aux autres par des chaînes et des nœuds figés, ces petits esquifs s’entrechoquaient sans cesse. Les marchands ambulants étaient occupés à ouvrir leurs auvents, à suspendre leurs denrées, à enguirlander leurs petits bateaux-boutiques de banderoles et de panonceaux. Les acheteurs matutinaux, venus des vaisseaux environnants par des ponts de corde escarpés, enjambaient les bastingages d’un pied expert pour descendre vers les étals.
Sur le côté flottait une corbite maculée de lierre et de fleurs grimpantes. Des habitations basses, finement ouvragées, étaient bâties par-dessus. Ses mâts n’avaient pas été abattus, au contraire : la verdure qui les frangeait leur donnait l’air d’arbres vénérables. Il y avait là un submersible qui n’avait pas plongé depuis des dizaines d’années. Une crête de maisons fines pareille à une nageoire dorsale s’étirait autour de son périscope. Ces deux navires étaient joints par les ponts de bois oscillants qui passaient au-dessus du marché.
Un vapeur à la coque cassée par de nouvelles fenêtres était devenu quartier résidentiel avec cage à poules pour les enfants sur le pont. Tel bateau à aubes carré hébergeait des champignonnières. Un coche de mer à la bride ouvragée s’était couvert de rangées de maisons adjacentes en brique qui emplissaient les creux de ses fondements navals ; des chapelets de fumée s’élevaient de ses cheminées.
Autant de navires corsetés, dans des teintes allant du camaïeu de gris et de roux aux bigarrures flamboyantes des armoriaux. Une ville aux formes nébuleuses. Son métissage était âpre et sans charme, gâté par le délabrement et les graffiti. Cette architecture, vaguement menaçante, faisait le gros dos. Elle se redressait puis s’avachissait de nouveau avec l’eau.
Bidonvilles comme demeures somptueuses peuplaient l’étendue des paquebots et vacillaient en travers des sloups. Il y avait des églises, des sanatoriums, mais aussi des maisons désertées, les uns et les autres rehaussés de sel et léchés par une humidité constante, à force de tremper dans le bruit des vagues et l’odeur de pourriture fraîche de la mer.
Les bateaux étaient subjugués les uns aux autres dans des entrelacs de chaînes et de poutrelles articulées ; chacun constituait un ponton au sein d’un écheveau de passerelles de corde. Ils se lovaient les uns contre les autres, formant des digues de navires enchâssés, et encerclant des vaisseaux qui flottaient librement : c’était la Darse de Basilio où, à l’abri des coups de tabac, marine et visiteurs d’Armada pouvaient décharger, faire relâche et réparer leurs avaries.
De leur côté, les plus vastes vaisseaux louvoyaient autour des  bordages de la cité, par-delà les remorqueurs et les vapeurs subjugués à ses flancs. Plus loin encore sur l’océan voguaient les flottes de bateaux de pêche, ainsi que les vaisseaux de guerre, coches, cotres et le reste. Marine corsaire d’Armada, ils s’élançaient dans toutes les directions de par le monde pour revenir à quai porteurs de cargaisons prises à la mer ou à l’ennemi.
Et, au-delà de tout cela, plus loin que le ciel urbain grouillant d’oiseaux et d’autres formes volantes, après  ce tas de vaisseaux, l’océan.
Des vagues comme des insectes en motion constante.
Le grand large.
Étourdissant et vide.

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Enfin, comme c’était déjà le cas, naturellement, pour « Perdido Street Station » (et comme cela le restera pour l’essentiel du travail ultérieur de China Miéville), « Les Scarifiés » offre une saisissante synthèse de ce que les littératures de l’imaginaire peuvent produire de plus accompli, surtout lorsque, comme ici, elles ne se préoccupent guère des frontières littéraires entre genres, sous-genres et sur-genres (à propos de quoi on consultera avec profit aussi bien Apophis que Francis Berthelot).

Bien que parcourant avec malice les méandres de l’avidité et du pouvoir comme ceux de la curiosité scientifique débridée, ou ceux de la fusion authentiquement weird (et l’on songera ici logiquement parfois au Jeff VanderMeer de la « Cité des Saints et des Fous » ou de la trilogie du « Rempart Sud ») entre magie et calcul, China Miéville ne perd jamais totalement de vue les racines pulp et rôlistes qu’il revendique sereinement en plus d’une occasion (on peut se reporter par exemple au superbe entretien d’époque avec Joan Gordon, publié dans Science Fiction Studies en 2003, ici) : il adore inventer des créatures complexes, aux écologies et aux anthropologies ramifiées (et de ce point de vue, « Les Scarifiés » propose un véritable festival) – et inventer bien d’autres choses, on le verra amplement ici, mais il excelle encore davantage – ce qui ne saurait après tout nous tant nous surprendre venant du signataire en 2002 de l’article « Marxism and Fantasy » dans la revue universitaire britannique Historical Materialism ou du coordinateur de l’étude collective « Red Planets: Marxism and Science Fiction » – à mêler de très près, comme Darko Suvin osait à peine le rêver dans son approche théorique (« Metamorphoses of Science Fiction », 1979), le sense of wonder le plus prononcé à la visée politique la plus fine et la plus efficace.

Avec ce troisième roman, China Miéville s’installait en tout cas définitivement à la table des très grands.

Quand les trois premiers combattants furent transportés par bac jusqu’à l’arène, la foule fut frappée de mutisme. Les Écaillots prirent pied sur le ponton, vêtus de simples pagnes, et se campèrent dos à dos au centre, en triangle.
Ils étaient pleins d’assurance, tous bien découplés, la peau grise, livide sous la lueur du gaz.
L’un d’eux semblait faire face directement à Bellis. Il devait être ébloui par les lampes, mais elle entretint tout de même le fantasme qu’il s’agissait d’un spectacle à elle réservé.
Ils s’agenouillèrent puis procédèrent à des ablutions, en prenant dans des jattes une décoction bouillante couleur de thé vert, dans laquelle on distinguait des feuilles et des bourgeons.
Après quoi Bellis sursauta. De leur récipient, chacun des hommes avait tiré un couteau. Qu’il brandissait là, immobile et dégoulinant. Les lames étaient courbes, les tranchants incurvés comme des crochets ou des serres. Des couteaux à dépecer. Des objets destinés à inciser, à détacher la viande.
Bellis tournait la tête pour demander à Silas : « Ce sont leurs instruments de combat ? » quand le hurlement soudain de la foule attira de nouveau son attention vers la scène. Son propre cri surgit un instant plus tard.
Les Écaillots s’étaient mis à creuser des entailles dans leur propre chair.
Celui qui se trouvait juste en face de Bellis était occupé à souligner le tracé de ses muscles en de sales incisions. Ayant glissé sous la peau de son épaule le bout de sa lame, il lui fit décrire un demi-cercle, dessinant avec une précision chirurgicale une ligne rouge qui reliait deltoïde et biceps.
Le sang parut hésiter un instant, puis il fleurit – en une éructation, surgissant de cette fente comme de l’eau qui bouillonne, se déversant hors de l’homme en de gros jaillissements, comme si la pression qui régnait dans ses veines était incommensurablement plus forte que chez l’humain lambda. Le liquide se précipita le long de la peau en une marée macabre, et l’homme tourna le bras de droite et de gauche en un geste expert, canalisant son propre fluide vital selon quelque schéma impénétrable. Bellis observa, attendant qu’une cascade sanguinolente vienne souiller la plate-forme, mais au contraire ! Époustouflée, elle constata que le sang prenait.
Il surgissait par vagues des blessures de l’homme, sa substance s’accumulant sur elle-même pour monter plus haut, les bords de la plaie s’encroûtant de berges de sang coagulé : de grosses accrétions dont le rouge virait vite au marron, au bleu, au noir, puis se figeait en des dentelures cristallines saillant à plusieurs centimètres au-dessus de la peau.
Celui qui dégoulinait le long du bras était lui aussi en train de cailler. Il gonflait à un rythme inconcevable et changeait de couleur comme une moisissure foisonnante. Les fragments de la matière qui formait cette croûte se figeaient sur place tels du sel ou de la glace.
L’homme plongea une nouvelle fois son couteau dans le liquide vert et, à l’image de ses semblables derrière lui, reprit ses incisions. La souffrance le fit grimacer. Là où il venait de trancher, le sang explosait, se précipitant le long des ruisselets formés dans son anatomie pour composer une carapace abstraite.
– Ce liquide que tu vois là est un soluté qui ralentit la coagulation, murmura Silas à Bellis. Il leur permet de créer la forme de l’armure. Chaque combattant perfectionne son propre modèle de coupure, ça fait partie de leur art. Ceux qui bougent vite se fendent et dirigent le sang de façon à laisser leurs articulations libres, ils se débarrassent des écoulements en trop. Les hommes lents, puissants, s’enrobent de croûtes au point de devenir aussi gauches et aussi lourdement caparaçonnés que des artefacts.
Bellis se fit un point d’honneur de ne pas commenter..
Ces préparatifs macabres et méthodiques demandaient du temps. Chacun des hommes se trancha tour à tour dans le visage, le ventre, les cuisses, produisant un à un des téguments de sang séché : cuirasse, jambière, brassard ou heaume durci, aux bords et à la coloration irréguliers – des extrusions dictées par le hasard, évoquant des flots de lave, qui relevaient tout autant de l’organique que du minéral.
Ce processus laborieux souleva l’estomac de Bellis. La vue de ces armures cultivées si soigneusement dans la douleur l’ébahit.

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