La mystérieuse dernière croisière du cargo Bahía Inutil et de son capitaine. Magique.
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Publié en 2007, traduit en français en 2009 par Lise Chapuis chez L’Arbre vengeur (où il a été joliment souligné par les illustrations de Raphaël Gromy), le quatrième roman de l’Italien Ernesto Franco, par ailleurs directeur de collection chez Einaudi et traducteur de Jorge Luis Borges, d’Octavio Paz et d’Alvaro Mutis, entre autres, nous offre 70 pages d’une singulière rêverie maritime terminale, alliant la précision réaliste de la marine marchande contemporaine, de conteneurs flottant entre deux eaux aux pirates en puissantes vedettes et aux chantiers de démolition de l’océan Indien, à un songe éveillé nimbé de mystère, celui d’un vieux capitaine venu chercher à bord d’un cargo effectuant son dernier voyage un trésor caché jadis à bord par une femme qui fut peut-être l’amour secret de sa vie.
Il semble que cela ait été un désir venant de lui. Oui. Que le bateau soit démoli en laissant en dernier le pont de commandement. Exactement le contraire de ce qu’on fait habituellement ici, à Chittagong. Ces ouvriers du Bangladesh sont dans un tel état de misère que d’habitude le pont de commandement, avec ses objets de prix, disons ainsi, est pris d’assaut tout de suite. Par les premiers, ceux qui sont encore suffisamment robustes pour arriver à bord en montant à mains et pieds nus le long des chaînes des ancres.
Mais cette-fois ci, cela n’a pas dû se passer ainsi. Ils ont fait comme il le demandait, lui. Une des rares choses sûres dans cette histoire de souvenirs payants et d’hypothèses passionnées. Ils ont démoli tout le bateau en commençant par la proue. Cloison après cloison, pont après pont, cale après cale. Puis ils ont fait le tour du château arrière et, de la poupe, ils sont repartis pour arriver à nouveau au château.
C’est ainsi que je suis aujourd’hui en haut d’une espèce de tour haute de trente mètres plantée dans le sable pourri de Chittagong. Comme un gigantesque clou de la Croix. On y arrive par une échelle de pilote, mais multipliée par vingt. Une peine terrible avec cette chaleur. L’air ici est de l’eau. À travers les vitres encore intactes, je vois une forêt de fer. Des cheminées sans chaufferies, des antennes, des grues. Des proues sans bateau, des hélices sans poupes. Le soir, l’endroit où je me trouve est le seul objet de la côte qui ait encore une lumière allumée. Le seul encore vivant. De loin, ça doit sembler le plus horrible, ou peut-être le plus idiot. Même de nuit, même à cette hauteur, la puanteur est insupportable.
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Dans les ombres, que ne révèlent que chichement les fragments du journal de bord du capitaine Usodimare ,rôdent les affaires toujours soupçonnables, familières au gabier Maqroll d’Alvaro Mutis, comme les emblématiques questions de cœur et d’honneur qui hantent les grands personnages de Joseph Conrad, ou les doutes intimes qui ne peuvent être montrés du « Pilote » d’Édouard Peisson. Si la mer est bien présente, et de manière saisissante en aussi peu de pages, ce sont bien les recoins secrets des âmes humaines taiseuses qui s’offrent ici un bref instant au regard de la lectrice ou du lecteur.
Que veut dire Usodimare par ces derniers mots, qui n’ont rien à voir avec ce qui précède ? Que cherche-t-il sur une vieille carcasse de cargo ?
Qu’il ait cherché quelque chose, cela ne fait pas de doute. À partir de ce moment-là, son comportement semble suivre une stratégie précise, comme un plan, qui reste incompréhensible pour cette bande qu’est son équipage. De tout cela, naturellement, il n’y a pas trace dans son journal de bord, qui note pourtant certaines choses importantes, mais apparemment sans aucun lien les unes avec les autres. Je n’ai pu reconstituer cette phase de la navigation qu’avec l’aide des souvenirs et des récits du maître d’équipage, on peut l’appeler comme ça, du Bahía Inutil, monsieur João Niretinho, que j’ai retrouvé ici, à Chittagong.
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Laissant affleurer joliment une documentation dont on devine qu’elle n’aurait rien à envier à celle de l’excellent « Cargos hors la loi » de William Langewiesche, Ernesto Franco a trouvé pour nous une écriture rare, insufflant une poésie diaphane, inquiétante et absurde, et pourtant sans aucun doute essentielle, dans le dernier voyage d’un navire et d’un marin aux noms tous deux si emblématiques.
Depuis la capitainerie du port, on leur dit que la mer est trop forte pour tenter d’échouer le bateau sur la plage des chantiers de démolition. Il va falloir croiser au large en attendant que la mer se calme. Sur le Bahía Inutil, les vivres sont quasiment à sec et les neuf hommes exténués et terrorisés. Quarante-huit heures plus tard, la mer est encore forte mais la houle est longue. Usodimare décide d’échouer coûte que coûte le bateau. C’est la manœuvre qu’il n’a jamais faite.
Usodimare demande au timonier de lui laisser sa place. Il veut avoir le bateau dans les mains, c’est du moins ce que pense Niretinho en voyant les phalanges de ses doigts blanchir tandis qu’il serre les manetons de la barre. La houle est lente, profonde. Quand le Bahía Inutil est au creux de la vague, l’horizon disparaît et, du côté opposé, l’interminable plage de boue de Chittagong disparaît aussi. Ceci se produit une, deux, trois, cinq fois, et chaque fois que la vague passe sous le bateau, la ville se fait dangereusement plus proche. Usodimare retient le mouvement en vrille du Bahía Inutil à la force de ses bras, rappelant à ses mains le miracle de l’équilibre qui lui reste encore de l’époque où il barrait des voiliers. Le Bahía Inutil se redresse chaque fois et chaque fois, avec ses machines lancées à fond, se dirige vers son ultime destin. Il est léger sur la crête de la vague, comme s’il voulait montrer qu’il est encore capable de voler sur la respiration de la mer, sur l’horizon infini d’un nouveau trajet. Mais ce n’est pas ça. Ce qui l’attend, c’est sa métamorphose en chose immobile. Œuvre morte pour toujours. Malgré les marées, malgré le vent.
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