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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Conversations secrètes – Le monde des espions » (Pierre Gastineau & Philippe Vasset)

Une approche originale du renseignement contemporain, à partir d’entretiens avec des praticiens, centrée sur le rapport au politique sans négliger les représentations culturelles.

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Héros paradoxaux de l’ère de la transparence, les agents secrets sont la dernière parcelle d’opacité dans notre monde ultra-connecté. À ce titre, ils fascinent : du Bureau des légendes à Homeland en passant par Hatufim, on ne compte plus les séries, et les films, récemment consacrés au phénomène. Mais les abonnés de Netflix ne sont pas les seuls à être séduits par l’espionnage : de la Chine à la Russie en passant par les démocraties occidentales, les dirigeants s’appuient de plus en plus sur leurs services de renseignement, que ce soit pour s’insérer dans des conflits dont ils ne sont pas, officiellement, partie prenante, ou bien pour guerroyer sur le front économique.
Acteurs majeurs de notre monde contemporain, les services de renseignement restent cependant prisonniers d’une image d’un autre temps. Opérant à 99 % hors des frontières de leur pays, ils sont, à domicile, des mythes intégralement sanctuarisés. Les Américains connaissent leur CIA, les Français leur DGSE et les Allemands leur BND, mais tous ces services donnent l’impression de batailler à l’aveugle contre des entités anonymes. Durant la guerre froide, les blocs soviétiques et occidentaux ne cessaient de dénoncer les tentatives d’espionnage, heureusement déjouées, dont ils étaient victimes : CIA et KGB y avaient gagné une célébrité mondiale, et Washington et Moscou grouillaient de spécialistes des services rivaux. Aujourd’hui, chacun reste dans son couloir national. Par exemple, unanimement dénoncés par les pays de l’Ouest, les services secrets chinois restent, pour la majorité du public occidental, une nébuleuse.
C’est pour remettre de la perspective dans ces angles morts que nous avons entrepris ce livre, issu d’une série réalisée à l’origine pour France Culture et diffusée au cours de l’été 2019. Pendant plusieurs mois, nous avons été à la rencontre des maîtres-espions des grandes puissances du renseignement, chaque fois avec le même objectif : comprendre comment, dans chaque pays, les fonctionnaires du secret informent le pouvoir exécutif. Il était important pour nous de ne pas procéder de manière abstraite, comme c’est souvent le cas en matière d’espionnage, mais de donner la parole aux praticiens pour qu’ils racontent, au quotidien, leur rapport avec les gouvernants.

Ce n’est pas le psychogéographe rusé et poétique de « Un livre blanc » (2007) ou de « La conjuration » (2013), l’expérimentateur de formes hybrides de « Exemplaire de démonstration » (2003) ou de « Carte muette » (2004), ou le sublime rêveur concret de « Une vie en l’air » (2018), mais peut-être davantage le conteur machiavélique et redoutablement documenté de « Journal intime d’un marchand de canons » (2009) ou de « Journal intime d’une prédatrice » (2010), que l’on retrouve ici en Philippe Vasset, qui co-signe cet ouvrage, publié chez Fayard en octobre 2020, en qualité de rédacteur en chef de Africa Intelligence, avec son collègue Pierre Gastineau, lui-même rédacteur en chef de Intelligence Online au sein du même groupe de revues professionnelles à haute valeur ajoutée, Indigo Publications.

Au-delà du résumé historique de la construction et des faits marquants caractérisant chacun des grands services secrets (MI6 britannique, CIA américaine, KGB soviétique et ses héritiers russes, BND allemand, Guoanbu chinois, Mossad israélien, DRS algérienne et DGSE française), et sans s’aventurer sur le terrain de l’érudition et de l’enquête par anecdotes dont avaient su nous régaler par ailleurs, par exemple, Roger Faligot et Rémi Kauffer avec les deux tomes de leur « Histoire mondiale du renseignement », les deux auteurs se sont appuyés avec brio sur une série d’entretiens directs avec des responsables de ces services de renseignement (ou de leur supervision démocratique) ou, lorsque cela était difficilement envisageable, avec des experts authentiques du sujet particulier concerné. Même si certaines de ces conversations se situent parfois un ton en-dessous des autres, l’ensemble fournit bien une approche originale et passionnante, fort loin en effet du brouillard théorique verbeux dans lequel se complaisait par trop, par exemple, le « Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie » de Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez.

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Ces « conversations secrètes » nous ont permis d’esquisser une géopolitique mondiale du pouvoir des espions. Ainsi, aux États-Unis, l’élection de Donald Trump a profondément dégradé les relations entre la Maison Blanche et la communauté de l’espionnage, le nouveau Président remettant régulièrement en cause les analyses de ses propres services qui, de leur côté, n’hésitent plus à enquêter sur lui, et plus particulièrement sur ses liens avec la Russie. Les fuites émanant des services se sont multipliées dans la presse ces dernières années, sapant les initiatives les plus controversées de la Maison Blanche. Jadis prompts à soutenir, voire à susciter, les coups d’État en Amérique latine ou en Afrique, les hommes de la CIA se vivent aujourd’hui comme les vigies de la démocratie à un moment où celle-ci serait menacée par le Président élu.
À l’inverse, en Russie, les espions sont le pouvoir. Vladimir Poutine et son entourage ont, dans une très large mesure, commencé leur carrière dans les services de renseignement, au point que ce sont bien souvent les espions qui commandent aux politiques, et non l’inverse. C’est tout particulièrement vrai dans le domaine de la diplomatie : intervention en Syrie, pénétration de l’Afrique, stratégie d’influence en Europe de l’Est… Toutes les interventions de la Russie hors de ses frontières sont pilotées par des espions, et plus par des diplomates. Il en est de même en Chine, où Xi Jiping a rénové et musclé en quelques années un appareil de renseignement colossal. Celui-ci est devenu à la fois le fer de lance de la mise en coupe réglée du pays et l’instrument au service de l’expansion économique de la future superpuissance mondiale.
Ouvrir largement le micro aux professionnels permet également de rendre manifestes les travers de chaque nation dans l’action clandestine. Car même en matière d’espionnage, chaque pays a ses forces, ses faiblesses et ses tabous, souvent hérités de l’histoire. Les États-Unis accordent ainsi un très grand pouvoir aux parlementaires sur les questions de renseignement – l’ancien directeur de la CIA David Petraeus nous a raconté ses dîners avec les membres du Congrès et du Sénat – quand la France, sans parler de l’Allemagne, est nettement plus timide en la matière. Invisibles quand on considère les services d’un strict point de vue national, ces traditions deviennent criantes quand on procède à des comparaisons internationales. Elles influent même sur les questions directement opérationnelles. Les services allemands sont d’une prudence extrême en matière de collecte d’informations personnelles, quand la Chine et les États-Unis sont clairement plus décomplexés sur ces questions.
Enfin, ces « conversations secrètes » ont porté sur des aspects plus sociaux du monde de l’espionnage, parce que ces usages censément anodins nous paraissent utiles pour mieux comprendre son fonctionnement. Savoir que le renseignement est, au Royaume-Uni, une filière d’excellence qui recrute dans les meilleures universités est un paramètre important pour envisager la place et le rôle des espions anglais.

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L’autre originalité de cet ouvrage est en effet d’avoir su évoquer et prendre en compte le rôle de la fiction et des représentations culturelles dans l’appréhension des réalités du renseignement contemporain. On aura ainsi la joie et l’opportunité d’être exposé, même brièvement, entre autres, à Paul Greengrass (« Green Zone », 2010), à John Le Carré, bien sûr, à Joseph Conrad, à Ken Follett, à Eric Ambler, à John Buchan (qui était aussi l’un des piliers de l’approche indiciaire travaillée par Luc Boltanski), à Gideon Raff et Alex Gansa (« Homeland », depuis 2011), à Graham Greene, à Robert Littell, à Sidney Pollack (« Les trois jours du condor », 1975), à Tony Scott (« Ennemi d’État », 1998), à Francis Ford Coppola (« Conversation secrète », 1974), à Julian Semenov, à Joe Weisberg (« The Americans », 2013-2018), à Anna et Jörg Winger (« Deutschland 83-86-89 », 2015, 2018 et 2020), à Len Deighton, à Michael Mann (« Hacker », 2015), à Ang Lee (« Lust, Caution », 2007), à Gideon Raff (« Hatufim », 2010-2012), à Amit Cohen et Maria Feldman (« False flag », depuis 2015), à Dov Alfon (« Unité 8200 »), à Yasmina Khadra, ou encore à Éric Rochant (« Les Patriotes », 1994, et « Le Bureau des légendes », depuis 2015). Et c’est bien dans ces allers-retours entre la documentation de première main, la parole des spécialistes et les créations fictives que toute la richesse de ce petit ouvrage, né d’une série d’émissions sur France Culture, se dégage pleinement.

Dans ce même but, nous nous sommes aperçus qu’il était absolument nécessaire d’élargir ce tour d’horizon mondial de l’espionnage à la fiction. Cachés derrière la double enceinte du secret, les services de renseignement sont un objet de fantasme, et le sujet récurrent de films, séries, romans. Souvent dédaignée par les spécialistes comme un brouillard masquant les réels enjeux, la fiction participe en réalité pleinement de la sphère de l’espionnage. D’abord, parce qu’il s’agit d’un outil de renseignement puissant : la CIA, la première, a compris l’intérêt de collaborer avec Hollywood pour attirer les jeunes recrues. Pendant longtemps, le MI6 a couvé John Le Carré et Ian Fleming, dont les exploits sur papier célébraient, en creux, les capacités du service de renseignement britannique, et attiraient les défecteurs tentés par le passage à l’Ouest. Ensuite et peut-être surtout, parce que la fiction est bien souvent la seule vitrine des services de renseignement, et que scénaristes et romanciers sculptent durablement les mythes nationaux en matière d’espionnage. Le mépris dont ont longtemps souffert les fonctionnaires du secret dans la haute administration française a été largement alimenté par une certaine tradition de comédie sur l’espionnage, depuis Les Barbouzes jusqu’à Opération Corned-Beef en passant par Le grand blond avec une chaussure noire.

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À propos de Hugues

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