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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Actions spéciales » (Jean-Hubert Gailliot)

Un fascinant chef-d’œuvre de manipulation du lecteur à travers le narrateur, d’hommage au second degré et de magie profonde des faux-semblants et des miroirs aux alouettes.  L’aventure, est-ce l’aventure ?

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Gailliot

Je traînais mon ennui et ma peine le long de la côte catalane. Tout a changé le jour où je suis tombé sur Kepler, Natsumi, le Rintintin et Denise. Ces quatre-là s’enrichissaient en s’amusant. Ils vivaient cachés dans leur repaire de Cadaquès ou sur leur bateau de contrebandiers, par esprit de fronde, pour continuer les jeux de l’enfance. L’important, disaient-ils, est de bien faire la nuance entre s’affranchir de la loi et enfreindre la loi.
Ça, c’était avant.
La vérité est qu’ils préparaient leur coup. Un coup qui n’a pas une chance sur un million de réussir et dans lequel je me retrouve en première ligne. Cap sur la Sierra Leone, sa guerre civile, son virus Ebola, ses mines de diamants… Mais laissez-moi vous raconter l’histoire depuis le début.

Le récit d’une fascination ? Lorsque le narrateur, vivotant jusque là de son métier de brocanteur, rencontre, sur une route catalane plus ou moins déserte, le quatuor de Cadaquès, en panne d’essence pour sa Mercedes aux faux airs vintage, tout auréolé d’élégance évidente et de lin blanc (mais sans traces réelles de probité candide), la fascination est (presque) immédiate, et bientôt sa vie change irréversiblement (sans qu’il y ait besoin de saturer le décor d’infrabasses, mais en acceptant que beaucoup de choses tiennent, ici comme dans la « vie réelle », à un art du montage et de l’architecture des plans-séquence).

Lapin plus que consentant pris dans les phares d’une aventure qui le dépasse absolument ou presque, le narrateur va assister, en une progressive montée aux extrêmes de joyeuse incrédulité, à une forme rare de conquête du monde, celle qui, se finançant d’abord solidement par l’écrémage méthodique des possibilités diverses des paris sportifs, conduit à l’analyse fine des particularités de chaque table de roulette de chaque casino ouest-méditerranéen, à la surveillance étroite de deux sœurs tchèques, aficionadas du Grand Cirque de la Formule 1 et redoutables opératrices de gains insensés – à la roulette, précisément -, à la déconstruction éventuelle de l’activité réelle d’un galeriste / expert rechignant à payer ses dettes, au recrutement acrobatique d’un ancien diplomate de l’ombre, espagnol longtemps basé en Afrique, ou enfin à la lente montée à l’horizon visible du spectre de la Sierra Leone, de ses geôles mythiques et de ses diamants de sang. Que tout cela soit conduit dans le respect absolu d’une forme suprême d’esthétique, aussi bien physique qu’intellectuelle, entre choix méticuleux des tenues – de travail ou de détente, mais est-ce si différent ? -, réfection pièce par pièce de l’accastillage et de l’aménagement intérieur d’un robuste yacht de plaisance au design dérivé de celui d’un bateau de pêche traditionnel (le charme discret du Menorquin), ou couleur du carénage d’une moto routière surpuissante, accroît bien entendu la fascination – mais déclenche aussi, fort logiquement, une forme de mise en état d’alerte, fût-ce en émergeant d’une certaine torpeur langoureuse,

Le hangar, comme ils l’appelaient, était un atelier de mécanique désaffecté, situé au fond d’une ruelle, en retrait de la plage. De l’extérieur, c’était bien un hangar. Passé la porte de métal coulissante, avec d’un côté l’emplacement pour la voiture et de l’autre leurs motos, des canots pneumatiques et un établi encombré d’outils, on franchissait le seuil d’un appartement en duplex, aussi remarquable par la simplicité de sa conception que par l’ambiance de calme et de netteté qui s’en dégageait. Les parties communes se trouvaient au rez-de-chaussée, les chambres à l’étage, disposées autour d’une galerie donnant sur un puits de jour. Aussitôt j’ai pensé que j’aurais aimé habiter un lieu comme celui-là, avec des gens comme eux, si l’occasion m’en avait été offerte.
Elle le fut le soir même, après notre premier dîner.
La conversation s’était prolongée à la terrasse d’un bar, au bord de l’eau, où on servait des mojitos. Nous y étions encore attablés à minuit, 1 heure, 2 heures du matin. Ils paraissaient infatigables, le rhum et leur récit de l’acquisition rocambolesque du hangar, vingt ans auparavant, me tournaient la tête. Ils proposaient de me retenir pour la nuit, ou plus longtemps, si je le désirais.

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Publié en 2014, « Le soleil » (dont on peut lire ici la superbe chronique de ma collègue et amie Marianne, sur ce même blog) constituait sans doute, entre autres choses, l’un des plus beaux hommages machiavéliques qui soient à une littérature de haute volée, sur les traces entrecroisées de Man Ray, d’Ezra Pound et de Cy Twombly, sous le regard bienveillant des maîtres ès abîmes littéraires imbriqués que seraient sans aucun doute Enrique Vila-Matas, Roberto Bolaño ou Umberto Eco.

Sept ans plus tard, paraissant chez L’Olivier en mai 2021, « Actions spéciales » serait, de l’aveu même de l’auteur à Florence Bouchy, du Monde, dont la belle chronique est à lire ici, « comme une espèce de purge, pour écrire dans le pur plaisir de laisser aller son imagination, sans point d’appui culturel ni références littéraires explicites ». On se permettra ici, très franchement, d’en douter. Joie du récit et plaisir de la narration, indéniablement (et à quel point !). Mais ce n’est pas un fin connaisseur de Robert-Louis Stevenson comme l’est Jean-Hubert Gailliot (ce dont témoigne notamment, sous sa casquette d’éditeur chez Tristram, la superbe nouvelle traduction de « L’Île au trésor », par Jean-Jacques Greif, publiée en 2018) que l’on prendra en flagrant délit de sous-estimer la puissance des substrats conscients et inconscients logés chez la lectrice ou le lecteur. Même lorsqu’il n’est pas directement confié au narrateur la tâche de les évoquer, fût-ce en affectant de les renvoyer à leur statut (précisément) « grand public » ou de « mauvais genre », les références de culture populaire contemporaine fourmillent, de la constitution d’équipe pour un casse sublime, à la Steven Soderbergh de la série « Ocean’s » (sans qu’il soit d’ailleurs ici besoin d’envoyer des frères ennemis aux penchants zapatistes dans une maquiladora mexicaine pour résoudre un problème de dés), aux plus notables scènes de casino, où les smokings de Sean Connery, Roger Moore ou Daniel Craig, par la grâce (aux limites de la farce) imaginée par Ian Fleming et par les nombreux réalisateurs qui s’en sont inspiré, peuvent hanter librement chaque élément de décor. Charles Leavitt, pour son scénario de « Blood Diamond » bien entendu (et on oubliera subrepticement de commenter au passage l’accent rhodésien de Leonardo DiCaprio), comme John Le Carré, pour « La constance du jardinier » sont explicitement, et fort logiquement, convoqués à la barre des grands témoins. C’est pourtant sans doute du côté d’aventuriers littéraires un peu plus anciens que l’on peut chercher la véritable résonance (et certaines clés secrètes d’un code éventuel) avec « Actions spéciales ». Le Graham Greene de « La Puissance et la Gloire », du « Troisième homme » ou de « Notre agent à La Havane », davantage encore que le mécanicien de génie ayant enfanté George Smiley, inscrit avec une suprême élégance l’esthétique et l’éthique au centre des préoccupations du monde du renseignement (et de la « non-stricte-légalité »), tandis que le Joseph Conrad de « La rescousse » (sans parler de celui de « Au cœur des ténèbres » et de sa sublime instrumentalisation d’une mythologie africaine pour Occidentaux), en créant le personnage de Tom Lingard, le commandant du « plus beau brick » d’Indonésie, constitue la matrice presque pure de l’aventurier intrépide, chevaleresque, pragmatique et néanmoins élégant en toutes circonstances.

J’ai posé la question qui me brûlait les lèvres.
Seul le Rintintin, répondit Denise, travestissait ainsi son apparence, par jeu et coquetterie plus que par nécessité. S’il arrivait que Kepler, Natsumi ou elle-même en fassent autant, c’était le couteau sous la gorge. Peut-être avaient-ils été contraints deux ou trois fois de se ridiculiser avec des postiches. Kepler avait un jour prononcé une phrase qu’aucun d’eux n’avait oubliée. « Quand on sort les déguisements, c’est le signe que les choses sont en train de foirer. »

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Magnifié par le dessin et les portraits de protagonistes confiés à Sébastien Verdier, qui accentuent joliment cette projection des années 1950 dans les années 2020, « Actions spéciales », tout en faux-semblants inscrits au cœur de ses scènes trompeusement simples d’action et de beauté, agite savamment sa main droite pour mieux nous dissimuler ce que fait sa main gauche (et ce ne sont ni le Christopher Priest du « Prestige » ni la Nina Allan de « Complications » qui nous contrediraient ici). Jean-Hubert Gailliot, avec un art d’autant plus manifeste qu’il apparaît comme plus libre, arrive au chef d’œuvre en nous donnant férocement envie de croire, nous aussi, avec l’agent Kujan, que l’insignifiant Verbal Kint aurait bien été recruté par Keyser Söze (qui que soit celui-ci) uniquement pour qu’il y ait un narrateur disponible, pour nous, lorsque tout aura été consommé.

La palme revenait à Denise. Loin de la folie instantanée du Rintintin ou des flèches pince-sans-rire décochées par Kepler, son imagination comique à rebondissements, dès qu’elle était lancée, n’avait plus de limites. Mieux valait ne pas lui fournir de prétexte car on ne savait jamais ce qu’elle avait en vue. Elle créait des situations et avait l’art de tendre des pièges dans lesquels, une fois tombé, il était difficile de ne pas s’enferrer. J’en avais déjà fait l’expérience chez Mas, pour mon bien, et avec un résultat moins glorieux dans l’affaire Trois-Pattes.
Effervescents, et cependant pleins de sollicitude les uns envers les autres, c’était comme s’ils se connaissaient de la veille. Ils donnaient l’impression de s’être rencontrés sur le pavé d’un trottoir, derniers survivants au lendemain d’une fête, qui auraient décidé de passer le reste de la journée ensemble. Ils n’étaient pas rentrés chez eux, ils n’étaient pas retournés se coucher, laissant ce moment se dérouler comme un jour sans fin. L’ennui, la familiarité n’avaient pas eu le temps de prendre le pas sur l’amusement, leur plaisir demeuré intact de cavaler à travers les années en tenue de cocktail. La panne de voiture sur la route de montagne déserte n’avait été qu’une péripétie de plus, insuffisante pour gâcher la bonne humeur générale, l’augmentant au contraire. Cette désinvolture, que j’avais perçue une semaine plus tôt en m’arrêtant à l’ancien poste de douane, était ce qui m’avait permis de devenir si vite l’un des leurs. J’étais la conséquence d’un problème de durite, pourquoi ne pas m’adopter ?

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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