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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Empailler le toréador » (Pierre Jourde)

Un délectable parcours à la recherche de l’incongru en littérature.

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Empailler le toréador

Publié en 1999 chez José Corti, le sixième essai de Pierre Jourde était sous-titré « L’incongru dans la littérature française – de Charles Nodier à Éric Chevillard ». Associant rigueur conceptuelle et approche de type universitaire (familière au professeur de littérature à Grenoble III qu’est Pierre Jourde), typique depuis ses débuts d’essayiste dans « Géographies imaginaires » (1991), mais aussi curiosité presque illimitée et humour malicieux vis-à-vis de son sujet et de ses références, « Empailler le toréador » traque en effet une notion plutôt mal couverte par la critique et l’analyse littéraire, bien qu’elle soit particulièrement savoureuse et riche de perspectives. Comme il l’explique clairement dans son avant-propos :

Cet essai n’a pas l’ambition de fournir une définition dogmatique de l’incongru, valable à toutes les époques, pour tous les pays, dans tous les arts, mais de proposer une certaine conception de l’incongru littéraire, à la fois rhétorique, logique et philosophique, conception qui permette d’en détailler les formes. J’invite à prendre les catégories délimitées ici autant comme un jeu que comme un exercice sérieux. Le jeu fonctionnera bien s’il intéresse assez les participants pour qu’ils aient envie d’en discuter les règles.
Ce caractère ludique n’a rien d’incompatible avec une taxinomie vétilleuse. L’incongru vit de particularités. Il n’est pas étranger à la jouissance que peut procurer l’inutilité ostentatoire des classements en ordres, espèces, sous-espèces fondés sur d’infimes caractéristiques. Conforme en cela à son objet, cette réflexion tente de fournir au plus négligeable insecte le tiroir adéquat où le ficher. Ce souci constant d’une catégorisation abusive a permis de formuler dans cet essai certaines lois destinées à révolutionner l’ontologie moderne, telles que l’Effet Frankenstein, le Principe de l’éléphant, le Théorème du pédalo, de décrire les mœurs d’espèces rares comme le moule à gaufres, de déceler l’existence de quelques monstres qui avaient échappé jusqu’à présent à l’observation, comme le concombre fugitif, le pélican à ressort ou le céphalophone. L’histoire littéraire même s’en trouve bouleversée, et l’on apprendra que, si Jean-Paul Sartre avait préféré les salsifis aux marronniers, il serait devenu Alexandre Vialatte.

Pierre-Jourde

En quatre grandes parties, Pierre Jourde explore avec énergie le sujet, tentant de positionner l’incongru par rapport au comique, d’en dégager une sémantique, d’en proposer une typologie matricielle (aux axes coq-à-l’âne / chimère et accidentel / essentiel), d’en graduer l’ampleur et l’intensité depuis la formule incongrue jusqu’au texte incongru, pour enfin en dresser une thématique et un lien historique à la modernité littéraire.

Convoquant des dizaines d’écrivains et d’extraits, savoureux et pertinents, l’auteur se penche plus en détail sur certaines figures particulièrement emblématiques (Alexandre Vialatte, Alphonse Allais, Raymond Roussel, par exemple) ou relativement moins connues, mais extrêmement précieuses ici (Pierre Cami, Georges Fourest, Charles Nodier, ou encore Benjamin Péret), n’hésitant pas à se pencher de fort près sur les dessinateurs de BD Edika, Gotlib ou Mandryka, tout en proposant une lecture fine des deux bornes temporelles de l’univers exploré, du précurseur François Béroalde de Verville (1556-1626) au très contemporain Éric Chevillard, ce dernier apparaissant nettement à cette lecture analytique comme l’héritier sublime et explosif de la part la plus audacieuse de la littérature incongrue. Une lecture attentive des « Paludes » (et en filigrane, des « Caves du Vatican ») d’André Gide est offerte comme une prime précieuse et passionnante.

Comme Jean-Jacques Vincensini, dans un registre bien différent, avec son « Pensée mythique et narrations médiévales », Pierre Jourde nous démontre ici qu’une analyse littéraire technique et historique pointue peut être résolument digeste, drôle et passionnante – en même temps qu’un portail ouvert en direction de nouvelles dizaines de lectures potentiellement captivantes -, comme l’illustrera encore, neuf ans plus tard, son formidable « Littérature monstre ».

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À propos de Hugues

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Discussion

18 réflexions sur “Note de lecture : « Empailler le toréador » (Pierre Jourde)

  1. Mais le livre est épuisé ! Snif !

    Publié par Estelle Ogier | 28 avril 2015, 15:54

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