☀︎
Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Le mage du Kremlin » (Giuliano Da Empoli)

Indéniablement savoureux et fort habile, ce décryptage fictif, cynique et humoristique, de la politique russe contemporaine (et de son au-delà éventuellement non-dit), manque toutefois de la puissance originale des autrices et auteurs russes traitant le même matériau depuis déjà quelques années.

x

Mage

On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur la piste de l’aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio.
Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. Cela arrive parfois. La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent. À partir du moment où ils la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils se dégonflent comme ces poupées qui se trouvent à l’entrée des parcs d’attractions. On les croise dans la rue et on ne réussit pas à comprendre comment un type de ce genre a pu susciter autant de passions.
Baranov appartenait à une race différente. Même si, en vérité, je n’aurais su dire laquelle. Les photos présentaient le portrait d’un homme massif, mais pas athlétique, presque toujours vêtu de couleurs sombres, et de costumes lègèrement trop grands. Il avait un visage banal, peut-être un peu enfantin, le teint pâle, les cheveux noirs, très raides, et une coiffure de premier communiant. Dans une vidéo, tournée en marge d’une rencontre officielle, on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie. En fait, il donnait l’impression de ne se préoccuper en rien de son apparence. Trait curieux si on pense que son métier consistait précisément en cela : disposer des miroirs en cercle pour transformer une étincelle en enchantement.
Baranov avançait dans la vie entouré d’énigmes. La seule chose plus ou moins certaine était son influence sur le Tsar. Durant les quinze années qu’il avait passées à son service, il avait contribué de façon décisive à l’édification de son pouvoir.
On l’appelait le « mage du Kremlin », le « nouveau Raspoutine ». À l’époque il n’avait pas un rôle bien défini. Il se manifestait dans le bureau du président quand les affaires courantes avaient été expédiées. Ce n’étaient pas les secrétaires qui le prévenaient. Peut-être que le Tsar en personne le convoquait sur sa ligne directe. Ou bien lui-même devinait le moment exact, grâce à ses talents prodigieux, dont tout le monde parlait sans que personne fût capable de dire avec précision en quoi ils consistaient. Parfois quelqu’un se joignait à eux. Un ministre en vogue ou le patron d’une entreprise d’État. Mais étant donné qu’à Moscou, par principe et depuis des siècles, personne ne dit jamais rien, même la présence de ces témoins occasionnels ne parvenait pas à éclairer les activités nocturnes du Tsar et de son conseiller. Il arrivait cependant qu’on fût informé de leurs conséquences. Un matin, la Russie s’était ainsi réveillée en apprenant l’arrestation de l’homme d’affaires le plus riche et le plus connu du pays, le symbole même du nouveau système capitaliste. Une autre fois, tous les présidents des républiques de la Fédération, élus par le peuple, avaient été mis à pied. Dorénavant, ce serait le Tsar et personne d’autre qui les nommerait, avaient annoncé les premières informations de la matinée aux citoyens encore à moitié endormis. Mais, dans la plupart des cas, les fruits de ces insomnies restaient invisibles. Et ce n’est que des années plus tard que l’on notait des changements qui apparaissaient alors comme tout à fait naturels, bien qu’ils fussent en réalité le produit d’une activité méticuleuse.

Pendant vingt ans, Vadim Baranov a conseillé, dans le clair-obscur, le dirigeant suprême de la Fédération de Russie. Mais voici que cette éminence grise mystérieuse et redoutée disparaît soudainement, à la grande perplexité des observateurs avertis et autres kremlinologues : retraite ? accident ? décès ? Les projecteurs se déplacent sur d’autres opérateurs du champ politique russe, au premier rang desquels figure bien sûr, depuis longtemps, le Président lui-même, et la Russie se lance dans plusieurs aventures spectaculaires, et pas nécessairement heureuses. C’est quelques années plus tard, alors que l’invasion de l’Ukraine bat son plein, qu’une occasion est donnée au narrateur, à partir d’une passion partagée pour l’écrivain soviétique Evgeni Zamiatine, l’auteur du célèbre ‘Nous » en 1922, passion révélée presque accidentellement sur un réseau social lapidaire, de rencontrer face-à-face celui qui se fait appeler publiquement Nicolas Brandeis, mais qui n’est autre que l’ex-conseiller semi-occulte. Une occasion unique en effet, pour lui comme pour la lectrice et le lecteur, de bénéficier d’un regard unique, réel et imaginaire, sur la politique russe des (au moins) vingt dernières années.

x

media

La voiture patientait au bord de la route, moteur allumé. Une Mercedes noire dernier modèle : l’unité de base de la locomotion moscovite. Deux personnages robustes fumaient en silence à l’extérieur du véhicule. Quand il me vit, l’un d’eux m’ouvrit la portière arrière pour aller ensuite se placer à côté du conducteur.
Je ne fis aucune tentative de conversation. L’expérience m’avait appris que je ne pourrais tirer que des monosyllabes de mes accompagnateurs. Les gens d’ici les appellent les timbres, parce qu’ils doivent rester collés à leurs protégés. Ce sont des types peu bavards, qui transmettent une sensation de calme. Ils dînent chez leur maman une fois par semaine et lui apportent des fleurs et une boîte de chocolats. Ils caressent les têtes blondes des enfants chaque fois qu’ils en ont l’occasion. Certains collectionnent les bouchons de bouteilles, sinon ils nettoient leur moto. Les personnes les plus pacifiques du monde. Excepté les rares fois où ils cessent de l’être. Alors, c’est une autre histoire : il vaut mieux ne pas se trouver dans les parages à ce moment-là.
Sous mes yeux défilaient rapidement les impressions de la cité bien-aimée. Moscou. La plus triste et la plus belle des grandes capitales impériales. Puis apparurent les bois interminables et sombres qui, dans ma tête, étaient déjà ceux qui se poursuivaient sans discontinuer jusqu’en Sibérie. Je n’avais pas la moindre idée d’où nous nous trouvions. Mon téléphone avait cessé de fonctionner quand j’étais monté dans la voiture. Et le GPS signalait obstinément notre position au pôle opposé de la ville.
À un certain moment, nous quittâmes la route principale pour emprunter un chemin qui s’enfonçait dans la forêt. La voiture ralentit fort peu, affrontant le sentier forestier avec l’ardeur avec laquelle elle avait agressé l’autoroute précédente ; qu’il ne soit pas dit qu’un chauffeur russe se laisse intimider par une stupide banalité, comme une meute de loups. Nous continuâmes à avancer dans le noir, pas très longtemps mais suffisamment pour alimenter de sombres prémonitions. La curiosité amusée qui m’avait habité jusque-là était en train de faire place à une certaine appréhension. En Russie, me disais-je, tout se passe en général très bien, mais quand les choses vont mal, elles vont vraiment très mal. À Paris, la pire chose qui puisse vous arriver c’est un restaurant surestimé, le regard méprisant d’une jolie fille, une amende. À Moscou, la gamme des expériences déplaisantes est considérablement plus vaste.

x

Capture d’écran 2023-01-11 à 15.12.15

Politologue italo-suisse de renom, dont l’essai « Les ingénieurs du chaos », à propos de la propagande politique à l’ère des fake news plus ou moins généralisées, a rencontré un immense succès, Giuliano Da Empoli, avec ce premier roman, écrit en français et publié chez Gallimard en 2022, nous offre une fable affûtée et savoureuse, nourrie d’authenticité et de documentation minutieuse savamment mâtinées d’humour noir, d’imagination rusée et de bons mots destinés à faire florès.  Ne nous mentons pas à nous-mêmes : on prend un grand plaisir à lire ce « Mage du Kremlin ».

Alors, d’où viennent le léger malaise et la frustration que j’ai ressenti ? Sans doute du fait que, sans nier bien entendu les réels mérites de l’ouvrage, il y a eu là une très forte impression de déjà-vu / déjà-lu : chez Pavel Lounguine (dans son « Un nouveau russe » de 2002 au premier chef, y compris l’histoire d’amour centrale qui ressurgit ici si curieusement), chez Viktor Pelevine (dans son « Homo Zapiens » de 1999 plus particulièrement) et chez Vladimir Sorokine (surtout dans son « Lard bleu » de 1999, où l’injection tragi-comique de la littérature russe dans le contemporain joue déjà un rôle si essentiel), voire chez Gary Shteyngart (si l’on songe à son « Absurdistan » de 2006), toute la dimension homérique qui transforme ce réel documenté en mythe et / ou en farce cosmique figure déjà très largement. Et comme du côté du réel lui-même, au-delà de l’information bien connue internationalement, l’autrice de romans policiers Alexandra Marinina et la sociologue Svetlana Alexiévitch ont déjà accompli le travail du côté de « l’homme de la rue russe », il reste in fine surtout l’impression d’une vulgarisation réellement talentueuse (même si les traits marquants du mélange détonant comédie et cynisme sont souvent fortement soulignés et surlignés, là où les autrices et auteurs « de première main » savaient être plus diffus et plus implicites), agréable évidemment, mais manquant vraiment un peu trop de novum, comme l’aurait pensé dans d’autres contextes un Darko Suvin. Même certaines formules particulièrement heureuses, pourtant, semblent renvoyer comme un écho direct vers, par exemple, un Boris Groys (« Zamiatine a essayé d’arrêter Staline, il a compris que ce n’était pas un politique mais un artiste ») ou un Wu Ming (« Si les gens ne s’intéressent plus à la politique, nous leur offrirons une mythologie »), ce qui rend encore plus admirable l’éclectisme cultivé de l’auteur, mais renforce le sentiment de manque d’autre chose, plus personnel, peut-être.

Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet, il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar. Aujourd’hui au moins un peu d’ordre est revenu, un minimum de respect. C’est déjà quelque chose, nous verrons combien de temps cela durera.

x

le-prix-goncourt-pour-giuliano-da-empoli-rien-n-est-moins-su_7006985_676x497p

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Pas encore de commentaire.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :