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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Rétiaire(s) » (DOA)

Lutte anti-drogue et guerre des clans, politiques souterraines et passions humaines incertaines : un polar sauvage et fier signé DOA.

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DOA

« HADJAJ   ! »
Ce cri, il tétanise. Dans le décor souterrain corseté de béton où la scène se joue, tous se figent. Malgré les moteurs, les claquements de portes, les conversations, les ordres aboyés et la réverbération chthonienne du tintamarre matinal, chacun est pris aux tripes par la puissance du hurlement.
Par sa haine.
C’est un homme de grande taille, large d’épaules, qui a tonné de la voix. Il a un visage carré aux saillies émoussées et sa petite quarantaine a, depuis longtemps déjà, des allures de cinquantaine ; les dernières semaines n’ont fait qu’ajouter à cette usure prématurée. L’instant d’avant le cri, personne ne faisait attention à lui. À part un collègue surpris de le trouver dans les sous-sols du 36, rue du Bastion – le nouveau 36 -, appuyé contre un mur, clope au bec, l’oeil attentif au ballet des fourgons. Le collègue s’est approché. Théo ? Déjà rentré ? Un sourire déformait son masque chirurgical et son bras amorçait un ridicule salut du coude, façon geste barrière.
Théo ne lui a pas répondu. Il a juste écrasé sa cigarette et dépassé son interlocuteur en lâchant un Va chercher mon taulier. Ensuite, le regard droit devant, Théo a rugi.
« HADJAJ ! »
Fonctionnaires de la pénitentiaire, policiers, gendarmes, prévenus, détenus, tous donc se sont figés. Certains se sont retournés. Le fameux Hadjaj était de ceux-là. Et lui, comme les autres, a mis quelques secondes à comprendre. Quelques secondes. Assez pour reconnaître le fils de pute qui l’a serré. Trop pour faire quoi que ce soit. Quelques secondes pour quelques pas. Pour que Théo puisse dégainer son Glock, tendre le bras, viser. La gueule.
« HADJAJ ! »
De peu, le cri précède le tir. À bout touchant diront sans doute les expertises médico-légales. Hadjaj, Noureddine, né aux Lilas le 7 avril 1989 et défavorablement connu des services de police, s’effondre. Son visage, un masque grotesque, sanguinolent et cabossé.
Les larmes aux yeux, son meurtrier rigole. Dernier crachat sur le cadavre et le pistolet remonte, file vers sa bouche ouverte.
Théo mange son canon.

De nos jours, en France, les multiples trajectoires de télescopage d’une gendarme de l’Office anti-stupéfiants, d’un policier des Stups bien prêt désormais à fondre les plombs, d’une famille yéniche du grand banditisme menacée dans ses ressources et dans sa gloire, de narco-trafiquants bien décidés à voir toujours plus grand et d’un caïd qui se verrait bien monter d’un cran dans la hiérarchie informelle des bas-fonds officieux. La dope, c’est beaucoup d’argent. Vraiment. Et les montages de filières qu’elle suppose ne semblent pas devoir périr par manque d’imagination ou de ténacité. Face au crime, police et justice font ce qu’elles peuvent, et c’est rarement en proportion de ce qui serait nécessaire… Cette plongée dans plusieurs croisées des chemins fascine par sa précision diabolique, son intrication de l’humain et du calculatoire, son cynisme étrangement mêlé de hasard et de nécessité.

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Le ministère de l’Intérieur a commencé à déménager des pans entiers de son administration à Nanterre au début des années 1990. A l’ombre de la Défense et de son horizon vertical d’acier et de verre, par-delà les cimetières de Puteaux et de Neuilly, il a installé, rue des Trois-Fontanot, perspective minérale au tracé soviétique, quelques-unes des unités centrales et des sous-directions de sa DCPJ. D’abord au 103, puis au 101 et, depuis 2014, au numéro 106, dont le dernier étage est occupé par l’Office anti-stupéfiants.
Le service a fait, sous son ancien nom de baptême, OCRTIS, l’objet de nombreuses citations dans des morceaux de rap à la gloire des dealers et, plus récemment, dans les gros titres des journaux. Cette attention médiatique lui a valu d’être décapité, puis en partie éviscéré, pour faire de la place à un effectif plus vert, mais aussi plus magistrat – un poil – plus douanier – guère mieux – et surtout plus gendarme, avant d’être ripoliné en OFAST début 2020.
Amélie Vasseur était dans le contingent de militaires ayant rejoint le nouvel office. Peu avant ses trente ans, elle a ainsi quitté la section de recherche de Marseille, où elle trimait déjà sur la matière stups, la tête pleine de rêves de promotion, de capitale, de compétence nationale, de moyens et de chasse au gros gibier.
Mais il en va des rêves comme des promesses, ils inspirent et engagent seulement ceux qui veulent y croire.
À son arrivée en décembre 2019, juste avant le changement de sigle, Amélie a découvert des locaux excentrés, vétustes, sous-dimensionnés et peu adaptés aux enjeux de la lutte anti-drogue, hantés par des fonctionnaires au moral plombé. Dans les couloirs gris aux faux plafonds techniques qui pèsent sur les épaules, on entendait alors fréquemment les vieux de la vieille soupirer et répéter ad nauseam que c’était mieux avant. Un an plus tard, c’est toujours la même rengaine. Même si beaucoup d’anciens ont déjà pris le large.
Ou sont sur le point de le faire.
Le commandant Marc Pison, dont Amélie a été l’adjointe depuis son affectation au service, fait partie de ceux-là. Il quitte la police nationale et file vers le Sud pour une sinécure, du moins l’espère-t-il, de chef de municipale dans une ville moyenne. Pas le mauvais mec, Marc, folklorique comme les flicards à veste en cuir peuvent l’être souvent, mais honnête, viscéralement. Racorni par le job, surtout les dernières années, minées par le sentiment d’avoir déjà perdu la guerre ; où l’hypocrisie d’en haut l’a disputé à celle d’en bas, entre une hiérarchie prompte à condamner des méthodes dont elle appréciait pourtant jusque-là tant les exécutants que leurs résultats, flatteurs pour les caméras, et des collègues à la solidarité de façade, toujours à l’affût des restes de ceux que la disgrâce a frappés. Sans parler des magistrats, les meilleurs ennemis de Marc. « Ils sont comme nos clients, les juges, aime-t-il répéter, des ingénus piégés par les méchants condés. » Et d’ajouter toujours, monomaniaque, que si la justice consacrait moins de temps à faire chier les poulets et s’occupait de punir vraiment les trafiquants et leurs clients, financiers et donc complices de fait du bizness de la drogue, les choses se passeraient autrement.
Amélie l’aime bien, Marc, malgré ses obsessions et ses travers, et c’est un sentiment réciproque. Il a mouillé la chemise pour que la place libérée par son départ revienne à la jeune femme. Ma dernière belle affaire, le dossier Vasseur. Une promotion naturelle, méritée – un dû, même, vu le profil d’Amélie – et dans l’air du temps. Mais meuf et gendarme, à la tête de l’un des six groupes d’enquête de la BNAS, la Brigade nationale anti-stupéfiants, les limiers de la division judiciaire de l’OFAST, cette idée ne plaisait en réalité qu’à lui.

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Les lectrices et les lecteurs de ce blog savent normalement tout le bien que l’on pense ici de DOA, depuis ses débuts (« Les fous d’avril » et « La ligne de sang », en 2004) jusqu’à sa grandiose et magistrale saga regroupant « Citoyens clandestins » (2007), « Le serpent aux mille coupures » (2009), « Pukhtu Primo » (2015) et « Pukhtu Secundo » (2016), et jusqu’au si controversé « Lykaia » (2018). En retravaillant ici aux tripes et aux neurones le scénario d’une série policière qui ne sera finalement pas produite, scénario conçu vers 2007 avec son complice de l’époque, Michaël Souhaité, il nous prouve ici avec éclat (son pas de côté en compagnie de Dominique Manotti dans « L’Honorable société » en 2011 nous l’avait déjà signalé s’il était besoin) qu’il peut aussi déployer son art du récit dans des polars plus « classiques » (en apparence en tout cas, même si la géopolitique n’est pas toujours si loin du grand banditisme, des barons de la drogue et des ingérences mafieuses) que les thrillers complexes qui composent la majorité de son œuvre à date. Son maniement du police procedural (moins gangrené sans doute, en tout cas en première approche, par les menées politiques et par les obsessions privées que chez Benjamin Dierstein récemment) demeure plus que jamais souverain, et sa capacité à projeter et intriquer les convergences occasionnelles d’intérêts de la part de protagonistes pourtant hautement distincts ne connaît toujours guère d’équivalent par chez nous. On se régalera ainsi copieusement de ce « Rétiaire(s) » (je vous laisserai goûter la tragique ironie du choix de ce titre, le moment venu), publié à la Série Noire de Gallimard en janvier 2023.

« Elle l’aimait vraiment, son Nourredine. » Alors pas question pour elle de débarquer dans l’une de ses tenues bling habituelles, même si Amélie n’a aucun doute sur le fait que la plupart des types présents l’ont déjà vue danser dans l’un des bars à chicha slash strip clubs que Nourredine gérait encore pour le compte des Cerda jusqu’à son arrestation.
Sirine Bouhafs, vingt-cinq ans aujourd’hui, a croisé la route de Nourredine Hadjaj quand elle en avait dix-neuf. Il était beau gosse, il avait des thunes, une réputation de mauvais garçon et il savait y faire. Et elle, pas plus bête qu’une autre mais pas plus intelligente non plus, ayant compris assez tôt qu’elle pouvait avoir tous les mecs qu’elle voulait à ses pieds et pas mal des avantages matériels qui en découlent – ce qui, finalement, comptait pour elle plus que tout le reste, que ne ferait-on pas pour de la marque ? – a vite lâché ses études, un quelconque BTS d’esclave commercial, pour se mettre à la colle avec lui.
Et lui rester fidèle.
Enfin, autant qu’on peut l’être quand votre mec vous parade comme un trophée devant tous ses potes, vous met le nez dans la poudre, vous colle à une barre de pole dance dans des sous-sols pourris, vous fait tourner quand ça l’arrange, vous arrange quand ça l’arrange, vous fout des cornes en vous refilant les saloperies d’autres poufiasses, vous entraîne dans ses combines à la con et vous laisse ensuite gérer sa merde pour aller se mettre au vert à la cool.
Nourredine a disparu deux ans au milieu de ces six années idylliques, on pense qu’il s’était fait le mauvais ennemi et avait dû se réfugier au bled. Pendant ce temps-là, Sirine s’est retrouvée livrée à elle-même, sans ressources.
Ou presque.
Manu est tombé amoureux de la jeune femme peu après leur première rencontre. Pour le plus grand malheur du Poisseux, elle était déjà au bras de son pote d’enfance. Et on ne pique pas les meufs de ses potes d’enfance, si ? Quand Nourredine a abandonné Sirine en rase campagne pour aller on ne sait où, le cadet Cerda s’est rapproché d’elle, lui a sorti le grand jeu, sans la brusquer et en la respectant. Autant qu’il en était capable ; il lui est aussi arrivé de la corriger certains soirs de grande frustration. Leur entourage, pas forcément bienveillant, a prétendu qu’elle en avait tout de même bien profité, puisqu’elle le tenait par les couilles et en faisait ce qu’elle voulait à l’époque.
C’est sans doute vrai.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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