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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « À la ligne – Feuillets d’usine » (Joseph Ponthus)

L’étonnante et superbe poésie prolétaire d’un journal d’intérimaire dans l’agro-alimentaire breton.

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En entrant à l’usine
Bien sûr j’imaginais
L’odeur
Le froid
Le transport de charges lourdes
La pénibilité
Les conditions de travail
La chaîne
L’esclavage moderne

Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
Comme on dit
Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur
Alors c’est
L’agroalimentaire
L’agro
Comme ils disent

Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes
Je n’y vais pas pour écrire
Mais pour les sous

À l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer
Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue « Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne »
Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin

Éducateur spécialisé pendant plus de dix ans en banlieue parisienne, Joseph n’a jamais pu retrouver de travail comparable depuis qu’il s’est installé près de Lorient, en Bretagne, suivant le travail de sa femme. Alors, pour vivre, sans autre qualification marchandisable ici, il est intérimaire. L’industrie agro-alimentaire bretonne, comme d’autres, a une faim dévorante de main d’oeuvre ultra-flexible, permettant de variabiliser pleinement ses coûts face aux pics saisonniers ou aux aléas de l’offre et de la demande de viande, de poisson, de coquillages ou de crustacés. « À la ligne », joliment et simplement sous-titré « Feuillets d’usine » comme en hommage hypnotique à René Char, est le journal, superbement prosaïque et néanmoins débordant d’une poésie toujours inattendue, de ces journées, de ces soirées, de ces nuits, sur les chaînes de nettoyage et de dépeçage, entre les épuisements vespéraux et les réveils avant l’aurore, dans le dur et dans les interstices, en ne sachant jamais s’il y aura toujours un job demain, la semaine prochaine ou le mois prochain.

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La débauche
Quel joli mot
Qu’on n’utilise plus trop sinon au sens figuré
Mais comprendre
Dans son corps
Viscéralement
Ce qu’est la débauche
Et ce besoin de se lâcher se vider se doucher pour se laver des écailles de poissons mais l’effort que ça coûte de se lever pour aller à la douche quand tu es enfin assis dans le jardin après huit heures de ligne

Demain
En tant qu’intérimaire
L’embauche n’est jamais sûre
Les contrats courent sur deux jours une semaine tout au plus
Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire
On aimerait l’écrire le XIXe et l’époque des ouvriers héroïques
On est au XXIe siècle
J’espère l’embauche
J’attends la débauche
J’attends l’embauche
J’espère

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Il y a une tradition française, éparse et parfois, trop rarement, célébrée, de littérature brute, de dit de l’usine, de prose prolétarienne en d’autres termes. C’est celle que Michel Ragon recense et fait revivre dans sa précieuse « Histoire de la littérature prolétarienne de langue française » de 1974 (revue et augmentée en 1986), associant le courant dit « des années 20 » où se côtoient Henry Poulaille, Eugène Dabit, Louis Guilloux ou Édouard Peisson à de plus récents émules tels que Panaït Istrati, Louis Calaferte, Jean Giono, le François Bon de « Temps machine » ou, bien sûr, Claire Etcherelli et Robert Linhart, pour n’en citer que quelques-un(e)s.

Il y a celles et ceux qui excellent à faire de l’usine contemporaine le décor, brûlant et brillant, d’une lutte indispensable, d’un jeu socio-politique complexe ou d’une psychose inévitable : pensons notamment à Arno Bertina (« Des châteaux qui brûlent »), à Élisabeth Filhol (« Bois II »), à Timothée Demeillers (« Jusqu’à la bête »), ou à Sylvain Pattieu (« Avant de disparaître »), toujours pour n’en citer que quelques-un(e)s.

Et puis il y a désormais un phare solitaire pour les éclairer toutes et tous de son feu à scintillation ou à occultation (surgissant d’une direction pourtant en apparence diamétralement opposée, le Jean-Pierre Abraham d’« Armen » n’est pas si loin) : forçant sous nos yeux le métal extrêmement concret de ses crocs, de ses pelles et de ses convoyeurs à tapis roulant, tout en distillant subrepticement chaque fois que nécessaire Apollinaire, Aragon, Trenet, Brel, Beckett, La Bruyère, Dumas ou Vian, Thierry Metz ou Jane Sautière, jamais comminatoire et toujours diablement efficace, Joseph Ponthus nous permet avec cet « À la ligne », publié en 2019 à La Table Ronde, de saisir dans l’intimité de la poésie et de notre chair toute la politique qui remue dans le Slave to the Wage de la machine industrielle à consommer et faire consommer. Parce qu’il faut bien vivre. Un texte brillant et bouleversant, dans sa discrétion feutrée même.

Entre quelques tonnes de sabres de grenadiers et de lieus
Aujourd’hui j’ai dépoté trois cent cinquante kilos de chimères
J’ignorais jusqu’à ce matin qu’un poisson d’un tel nom existât

Mes chimères sont arrivées après la pause
Drôle de poisson avec deux belles nageoires en bas du ventre pouvant ressembler à des ailes
Peut-être que leur nom vient de là
Ou non

Ça a suffi à mon bonheur de la matinée
Me dire que j’avais dépoté des chimères

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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