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Notes de lecture 2021

Note de lecture : « Le journal d’un manœuvre » (Thierry Metz)

Sur un chantier de construction et dans ses interstices laissés libres, l’écriture hautement fourchue du songe silencieux d’un ouvrier de l’extrême bas de l’échelle.

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Metz

16 juin. – L’agence de travail temporaire m’a trouvé un emploi dans une coopérative ouvrière. Huit heures par jour. Salaire minimum.
Après les abattoirs, l’usine, je retourne dans le bâtiment.
Le chantier se trouve dans une petite rue à sens unique. On va transformer une fabrique de chaussures en résidence de luxe. Il ne reste que les murs. L’intérieur est vide, ni plancher ni cloison. C’est vieux. Il faut tout refaire : consolider les fondations existantes, ouvrir les entrées des garages, poser les planchers, bâtir la cage d’ascenseur, coffrer l’escalier. Tout. On a du travail.

Comme l’auteur à l’époque, le narrateur travaille le jour sur des chantiers, au bas de l’échelle physique et métaphorique, comme manœuvre, pour gagner de quoi subsister. La nuit, il écrit, ajustant prose, vers et notes parfois sibyllines qui prennent au fil des pages l’épaisseur singulière d’un récit qui ne veut pas en être un, d’une méditation appuyée sur des gestes, des répétitions et des dialogues réduits à la plus simple expression d’un taiseux parmi les taiseux (même si, au coin de l’immeuble en rénovation, se glisse à l’occasion le paradoxe d’un compagnon à la fois exubérant et taciturne).

Pour l’instant nous sommes trois : le chef de chantier, le conducteur du tracto-pelle et moi, le manœuvre.
Le chef est italien, dur d’accent, dur de caractère. Il porte un chapeau de paille trop petit, une chemise à manches courtes, un bleu.
Son endurance est difficile à suivre. Il manie la pioche comme un bâton. Tant qu’il n’a pas atteint ce qu’il veut, il continue. Il ne sort jamais du cercle de lutte. Mais combien de chantiers derrière lui ? Combien d’avance sur nous ? Ses mains déployées en disent long.
Il parle peu mais toujours du travail. D’une coulée de gestes qu’il dirige vers nous par le plus court chemin.
Discuter l’énerve, le déconcentre.
– Tu connais le travail ? Alors si tu connais le travail : tu le fais. Pourquoi me raconter des histoires ? Tu dis que tu es maçon ? Et tu me fais un travail qui n’est pas de niveau ! Autant appeler un passant dans la rue…
Il parlait d’un homme que l’entreprise avait embauché sur un autre chantier. Et qu’ils n’ont pas gardé.
Ici on n’attend pas. Il faut suivre ou rester avec les oiseaux.
Ici on ne trace pas d’arc-en-ciel autour de sa soif.

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C’est Joseph Ponthus, dans son magnifique « À la ligne – Feuillets d’usine » (2019), qui rend hommage à et m’a fait découvrir ce texte étrange de Thierry Metz, publié en 1990 dans la collection L’Arpenteur de Gallimard, alors que l’auteur, entre les chantiers, aligne depuis déjà trois ans les textes hybrides et les poésies, publiées d’abord en revue, puis en recueil. Possible quintessence, en une centaine de pages aérées et pourtant d’une densité presque effrayante, d’une littérature prolétaire à la tradition toujours à éclipses, « Le journal d’un manœuvre » dégage une force silencieuse peu commune, et entretient une relation complexe et belle avec les labyrinthes de la méditation sur l’existence, ancrée dans le geste simple, quotidien, et dans l’échappée incessante qui peut bouillonner sous un crâne occupé. La lectrice ou le lecteur seront sans aucun doute saisis par la portée de cette parole discrète, et tenteront de ne pas se complaire dans le vertige du destin tragique de l’auteur, détruit par la mort de l’un de ses enfants en 1988, qui le conduit d’abord à l’alcoolisme, puis à l’internement volontaire en 1996 et au suicide en 1997. On songera sans doute, à un autre bout du spectre des presque silences hautement signifiants, au « Armen » (1967) de Jean-Pierre Abraham, et à une voie délicate d’appréhension du réel, toujours réputé simple et tout autant faussement simple. Un texte bouleversant, par ses échos intérieurs, sa scansion intime et son mélange unique de dureté et de douceur, avant tout.

Mes premiers gestes ici : creuser la terre. Ouvrir une fosse. Et disparaître. Quotidien du manœuvre : tant qu’il n’a pas trouvé l’arc-en-ciel de son livre, il doit creuser. S’enfermer avec ses graines.
Sinon comment méditer la mort et l’arbre ?
Peu importe que son travail soit rebutant ; l’érosion du dolmen est plus active que les ruissellements de l’instant. Et ici les deux se rejoignent.
Le manœuvre, le maçon : projet fourchu.
Comme nos mains.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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