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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « Écume » (Patrick K. Dewdney)

Pêches et passages, cauchemars et obsessions. Au raz Blanchard, brutal et somptueux.

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Le fils fait sauter l’écoutille de l’une des cales à poissons pour y entreposer les seaux. Il se penche ensuite pour démarrer la machine à glace. La Gueuse est archaïque à bien des égards. L’équipement de la timonerie est vieillissant, à la limite de la vétusté, et le reste ne vaut guère mieux. À son bord, la machine à glace rutilante fait figure de pièce rapportée. Le père la soumet à une inspection régulière et un nettoyage quotidien. Tant que tournent ses cylindres et son tube ronronnant, ils peuvent passer des jours en mer sans gâter la pêche. Surtout, tant que la glace s’entasse dans le froid des cales, le père peut éviter le port et les hommes et la terre immobile. Se soucier seulement de l’écume et des remous abyssaux.

Deux ans après « Crocs », et à nouveau dans la collection Territori de la Manufacture de Livres, Patrick K. Dewdney publiait en 2017 ce roman noir, sombre, déchiqueté, qui se faufile avec maîtrise et incarnation hors des définitions pré-établies de genre et de registre. Sur le territoire littéraire de la pêche en mer, entre côtière et hauturière, territoire sur lequel évoluent des romans aussi captivants et pourtant aussi différents que le « Chalut » de B.S. Johnson, le « L’Étoile Polaire » de Martin Cruz Smith, le « En pleine tempête » de Sebastian Junger ou le « Le grand marin » de Catherine Poulain, en des eaux déjà approchées par le Sylvain Coher de « Nord-Nord-Ouest », entre Cotentin et îles Anglo-Normandes, culminant dans les formidables courants de marée du raz Blanchard, il installe un taciturne couple père-fils, miné par les fantômes du passé, par la solitude radicale du présent, ou par le lent cheminement vers la misère. Depuis déjà un moment, la pêche épuisante ne suffit plus à maintenir leur activité de survivants, et à remplir les réservoirs de gazole : il faut acheminer clandestinement, par les nuits sans lune, des migrants désireux de rejoindre la terre promise britannique en échappant au piège de Calais.

L’agitation du raz est loin derrière le bateau à présent. Ici, la mer ballonne comme un souffle lourd par lequel on peut se laisser porter si on ose. Le père ose et le fils se figure qu’il n’a d’autre choix que de suivre, mais ni l’un ni l’autre ne sont dupes. Aucun marin n’oublie jamais le dragon qu’il chevauche, et comment tout peut se gâter d’une minute à l’autre. Il n’y a pas de paix ici, seulement l’illusion de la paix. Et encore. Il faudrait ne pas avoir saisi la force de ce qui dort pour ne pas le craindre à chaque instant.

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Raz Blanchard : le phare de La Hague ® Philip Plisson

Rugueux roman de mer et de côte, oppressant huis clos familial apparemment insoluble, nourri d’une langue charnelle, travaillée et dosée au millimètre nécessaire, « Écume » se révèle aussi à la lecture somptueux roman d’aventure hallucinée, voyage au bout de la nuit et simultanément au coeur des ténèbres, lorsque le combat à mort des pulsions de chacun hésite jusqu’à l’ultime seconde entre la rédemption si difficile et la mort si tentante. Et c’est ainsi qu’un écrivain construit avec une obstination magnifique les outils, registres, tonalités, nuits intérieures et phrasés qui lui permettent désormais d’aborder l’obsédant et passionnant cycle de Syffe en 2018, avec « L’enfant de poussière » et « La peste et la vigne ».

Ceux qui montent à bord de la Gueuse comptent parmi les fortunés, comme s’il était possible de faire des hiérarchies dans la souffrance. Ils payent grassement le trajet au passeur et à l’Anglais qui les récupère. Il y a parmi eux des chanceux éternels, des inquiets qui jalousent la liasse planquée qu’il leur reste encore, des survivants prêts à tout qui ont su glaner leur passage en chemin. Les horizons sont différents mais la trajectoire de l’âme est identique. Il s’agit de laisser derrière soi la misère familière et le parfum de la poudre. Il s’agit de ne pas en avoir fait autant pour rien, de ne pas finir dans la boue, en gibier à gendarmes, sous les bâches de Calais.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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