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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Omar et Greg » (François Beaune)

Le récit fantastique et réel d’une convergence inattendue et dérangeante, loin des clichés comme des récupérations.

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Je crois que si l’on veut qu’une personne nous reste antipathique, il nous faut absolument refuser de la connaître. (Milena Agus)

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Cinq ans après son beau et rusé « La lune dans le puits » (2013) et un an après son troublant « Une vie de Gérard en Occident » (2017), François Beaune poursuit son formidable travail de réflexion romanesque sur l’altérité et la solidarité, sur le mélange culturel et sur ses conditions de température et de pression. Nul doute qu’en nous proposant ce récit croisé des vies de deux personnes que, en toute rationalité politique apparente, telle que l’envisagent une large partie des dirigeants politiques et économiques, tout aurait dû séparer, enfants de l’immigration et du choc en retour de la guerre d’Algérie, devenus amis indéfectibles après leur passage commun de quelques années au Front National, son exploration se fasse dans « Omar et Greg » (Le Nouvel Attila, 2018) encore plus passionnante et encore plus dérangeante.

Tu écris quoi, comme genre de livres ? me demande Greg. Alors je lui explique ce plan, mon projet de vie, cette série de portraits fictionnels ou réels, que j’ai appelée « l’Entresort », ma Comédie humaine à moi.
Un « entresort », au début du siècle, c’est une baraque foraine où tu entres par un côté, tu payes tes cent sous, tu passes un moment dans l’intimité d’un monstre, une femme à barbe, un avaleur de sabre, un nain, un géant, puis quand tu t’es bien imprégné, tu ressors par une porte opposée, d’où le nom. C’est du cirque, alors, ce que tu fais ? Oui, sauf que la piste est plongée dans le noir, et qu’il s’agit de s’immerger dans la voix du personnage. D’abord il y a eu Jean-Daniel Dugommier, l’Homme louche, puis Alexandre Petit, l’Ange noir, puis tous mes Méditerranéens dans La lune dans le puits, et maintenant Gérard, un ouvrier de campagne rencontré en Vendée, qui est devenu un ami.
Mon artisanat, si tu veux, Greg, c’est le portrait. J’écoute les gens, je me mets à leur place, et j’essaie de restituer leur voix, au plus près de ce qu’ils peuvent dire sur le monde à partir de l’endroit où le hasard les a placés. Comme toi avec ton histoire du FN. Je trouve ça bien intéressant, avec les élections présidentielles qui arrivent, le retour des nationalismes en Europe. Peut-être qu’il serait bon, si on veut mieux comprendre les choses, d’un peu écouter ce que des gens comme toi ont à dire, plutôt que te traiter de facho et faire comme si tu n’existais pas. Il me répond François, nous ne sommes plus des parias comme au début. Les idées du FN, c’est la norme maintenant. Je lui réponds que moi, ce ne sont pas les idées qui m’intéressent, mais les types qui les portent, et comment ils vivent avec.

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On ne trouvera bien entendu ici, ni chez Omar ni chez Greg, ni surtout dans leurs parcours respectifs, si différents, de justification de l’extrême-droite en tant que telle, et les fantasmes identitaires, les gènes ploutocratiques et les certitudes traditionalistes dominatrices qui l’habitent le plus souvent sont ici soigneusement renvoyées dos à dos, au fil des confidences des deux amis à l’auteur. La lectrice ou le lecteur seront en revanche confrontés avec une grande force et une intelligence certaine, au plus près de différents terrains, aux évolutions possibles et réelles des notions de patriotisme et d’intégration, de sentiment d’abandon et de fierté militante. Si la convergence rouge-brun ressort bien de ces pages pour ce qu’elle est, majoritairement un mythe et un hochet, il n’en reste pas moins que Omar et Greg, tous les deux, dans la spécificité de leurs parcours comme dans le caractère d’abord étonnant de leur rencontre et de leur amitié, tissent un captivant entrelacs de conséquences des injustices sociales fondamentales que les nantis de tous bords persistent à accepter – et qu’il est beaucoup trop facile de renvoyer ainsi aux « populismes » pour éviter toute prise en compte de ces réalités vécues et pensées hors des cercles les plus médiatisés.

Omar : Quand le mouvement skinhead s’implante dans les années 80, Reims est la ville de France où il y a la plus forte concentration, avec par-dessus les troupes de bat-skin de Serge Ayoub qui font les allers-retours de Paris.
Plus personne des quartiers osait aller en centre-ville, c’était chaud. Comme j’étais au lycée Europe, à l’opposé d’Orgeval, il fallait changer deux fois de bus. Pendant des semaines avec les potes on allait plus en cours parce qu’on se faisait défoncer.
Sur Reims, si tu veux, nous, les Arabes, on est interdits de sortie de ZUP. Fini la patinoire, la piscine municipale. Les skins faisaient la loi, et les policiers voulaient pas intervenir contre leurs gosses, et aussi des enfants de magistrats, de notables, des mômes qui avaient rien à voir, des bourgeois, mais c’était l’effet de mode, ils suivaient. Au début, les pouvoirs étaient très complaisants avec eux, parce qu’ils nettoyaient les rues des bougnoules.

François Beaune réussit ainsi à nouveau, en beauté, son pari toujours audacieux : refuser d’offrir un récit d’idées, en soi, mais recueillir et transmuter la parole de personnes humaines réelles, dans leurs complexités, leurs errances, leurs élans, leurs beautés même paradoxales ou leurs naïvetés, pour nous donner en retour à penser, et à ressentir, ce qui nous est pourtant réputé étranger.

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