Utiliser la matrice du space opera pour confronter Épicure et l’amour fou à la mort et à la fin.
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Maintenant on nous a laissés seuls, tandis que les ordres de la nige s’exécutent. Je tends l’oreille, accroupi sur mon cube d’espace, au milieu de la blancheur de ce tapis de fourrure. Marjorie se glisse auprès de moi ; sa nudité me réconforte. Je l’enlace : « Aurais-tu peur, Marjorie ?
– Jamais avec toi. D’ailleurs, nous avons décidé ensemble ce voyage, Loti. Nous l’accomplirons jusqu’à son terme, quoi qu’il en coûte. »
Oui, nous avons choisi ensemble le centre du monde pour y finir notre vie, ce lieu de la galaxie qui paradoxalement – car il est le plus fréquenté de l’univers connu par les navires de l’espace – est aussi le plus secret de toute la Ligue. Et nous n’avons pas agi au hasard. Il nous a fallu effectuer tant de démarches, fournir tant de certificats, glisser tant de pots-de-vin, enfin donner presque toute notre fortune pour nous y rendre que nous aurions eu les motifs nécessaires pour renoncer à notre projet si nous n’avions été armés d’une si ferme résolution.
Arrivés maintenant à destination, nous nous préparons à récolter les fruits de notre obstination. Nopal, planète d’utopie pour les uns, rares voyageurs qui l’aient explorée, planète de la désillusion et de l’effroi pour ceux qui se contentent de croire aux récits que firent les premiers cosmonautes en y débarquant, des centaines d’années auparavant.
Loti et Marjorie s’aiment depuis cent ans. D’un amour immense, fou, multivoque et sans doute plus grand que la vie même. Alors que la fin s’approche doucement, quoi de plus à la hauteur de leurs vies et de leurs rêves que de finir ensemble au sein de la plus étonnante utopie existant dans l’univers, la mystérieuse planète Nopal, cachée en pleine vue de tous au centre névralgique des routes spatiales de la galaxie ? Encore faut-il pour parvenir pleinement à cela, même bardés de bonne volonté, de comprendre de quoi il s’agit exactement, et ce que signifie vraiment utopie, au plan collectif comme au plan individuel.
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L’impression de vivre sur un monde exceptionnel s’instaure et se renforce. Une étrange autocensure pèse sur tous les récits de voyageurs que nous avons lus avant de nous embarquer pour Nopal ; elle fait que le discours se délabre, que les mots se défont et qu’il est impossible de saisir le décor de la planète dans sa totalité, de comprendre les mœurs de ses habitants. Nous sommes partis vers Nopal pour y achever notre vie sur une impression vague, transparaissant à travers tous les écrits, celle d’atteindre un lieu d’utopie. Maintenant, certaines phrases équivoques me reviennent en mémoire, certaines descriptions évanescentes s’y juxtaposent et l’évocation de ces souvenirs confus se superpose à la réalité vécue. J’y découvre le même trouble qu’en examinant des hologrammes trafiqués.
Passé le tout premier charme de l’arrivée en spationef sur cette Galaxity d’un tout autre genre que celle popularisée par Valérian et Laureline, le propos, beaucoup plus rusé qu’il n’y semble d’abord, de Philippe Curval se dévoile peu à peu dans cette novella qui inaugure en septembre 2018 la nouvelle collection Eutopia des éditions La Volte. Placée sous le signe du dieu fictif Mandrake, à la non-existence tout à fait revendiquée, ouvertement récalcitrante aux religions et aux morales non rationnelles, résolument libertaire et absolument ironique, Nopal ne se laisse pas si facilement comprendre et apprivoiser, et il faudra que la lectrice ou au lecteur, aux côtés de Loti et de Marjorie, se laissent porter par un flot narratif fleuri, en sachant le critiquer au moment idoine, pour pénétrer les ruses de la raison qui y fleurissent, entre satisfactions érotiques primesautières, réflexions sur le vol et l’appropriation, échos du travail psychanalytique et archétypal présent par exemple chez Valerio Evangelisti, jeu dans le mince interstice qui sépare la tragédie et la farce (fût-ce en ironisant autour de certains dogmes marxistes), maniement alerte des registres et des virevoltes entre humour et sérieux, et questionnement insatiable de la signification profonde des mots, depuis celui de terroir jusqu’à celui de sacrifice.
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Les habitants de Nopal l’ont compris, pour vivre d’une manière un peu moins morne qu’il est d’usage, il suffit de court-circuiter notre esprit en le mettant en contact avec la psychologie des profondeurs, et nous éviter ainsi d’anesthésier nos maigres pouvoirs à cause de cette abominable faculté d’adaptation qui nous lie à un sol, à un terroir, à une tribu, à une société et nous conduit à des revendications identitaires qui nous rendent infirmes. Tandis que la pulsion initiale qui nous anime, reflet de l’époque où nous n’existions pas, où nous n’étions qu’atomes ou ondes au sein de l’infini, devrait nous amener à prendre conscience de la convulsive splendeur de l’univers. Afin de nous épanouir, durant ce laps de temps infiniment bref que l’on appelle la vie, cette invraisemblable germination de l’énergie que nous sommes.
L’immense avantage d’un écrivain tel que Philippe Curval, fin connaisseur de tous les classiques de son genre favori, la science-fiction – aussi bien des plus grands anciens que des magnifiques créateurs d’extra-terrestres modernes que sont, par exemple, Philip José Farmer, Carolyn J. Cherryh ou David Brin -, c’est qu’il peut jouer de toutes nos réminiscences de lectrice ou le lecteur pour développer un art subtil du contrepied, sans tomber dans les pièges de l’ignorance ou dans ceux de l’arrogance. et s’abstraire in fine des attendus et des passages obligés pour proposer, jusqu’au bout – et y compris dans sa manière de revisiter l’amour fou, ainsi qu’il le prouve ici ou dans son roman « Black Bottom », paru simultanément – une authentique expérience de pensée, un conte voltairien bourré des ressources les plus surprenantes (ressources que nous rappelait le monstrueux échantillonnage proposé l’an dernier par le recueil de nouvelles « On est bien seul dans l’univers »), une démonstration en beauté de ce luxe ultime de l’écrivain madré, lui permettant de déguiser la pudeur des sentiments sous la farce et de masquer la finesse de l’interrogation sous la charge politique – afin que triomphent de la mort l’art et la création.
Nous avons la joie d’accueillir Philippe Curval à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) ce mardi 25 septembre à partir de 19 h 30.
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