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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « La Peste et la Vigne » (Patrick K. Dewdney)

Syffe grandit, l’univers prend de l’épaisseur, le ton reste unique et l’écriture d’une étonnante intensité poétique.

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La peste et la vigne

ATTENTION : RISQUE modéré DE RÉVÉLATIONS MALENCONTREUSES CONCERNANT LE PREMIER TOME DU CYCLE, « L’ENFANT DE POUSSIÈRE ».

Nous recevons Patrick K. Dewdney chez Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) ce jeudi 13 septembre, à l’occasion de la parution chez Au Diable Vauvert de « La Peste et la Vigne », deuxième tome du cycle de Syffe, cycle de fantasy aussi épique qu’intime, entamé en mai dernier avec « L’enfant de poussière ».

Je ne vais presque pas évoquer l’intrigue du cycle ici, ne voulant pas prendre le risque de dévoiler des éléments qu’il est si agréable de découvrir, par surprise ou non, à la lecture. Sachez en tout cas que, quittant progressivement le terrain du roman d’apprentissage / d’enfance qui marquait le premier volume, cette suite tient toutes ses promesses et confirme pour l’instant que nous tenons là un grand auteur, et un roman de fantasy comme, me semble-t-il, il en existe peu aujourd’hui. J’avais évoqué, à propos de « L’enfant de poussière », les trois noms quelque peu magiques de Glen Cook, Jean-Philippe Jaworski et Gene Wolfe, triple parrainage littéraire qui se confirme largement ici : toute la noirceur machiavélique et néanmoins légèrement joueuse de « La compagnie noire » est bien présente, toute l’appréhension du monde en mosaïque mal connue et imparfaitement déchiffrable de « Janua Vera » irrigue le parcours de Syffe, et toute la somptueuse pérégrination allant de découverte en découverte, en donnant un sens rétrospectif à ce qui précède dans la narration, l’une des marques de fabrique de l’ensemble des tomes de « L’ombre du bourreau », se distingue ici à nouveau.

Je restai longtemps sans esquisser un seul geste, à demi écrasé par l’angoisse qu’enfantait la liberté retrouvée, et les bouffées de la culpabilité qu’il y avait à vivre. Aucun réconfort, si maigre soit-il, ne se trouvait dans la chaleur qui imbibait mes couvertures de laine grossière. Même les bruissements sauvages de la forêt m’emplissaient de désarroi. Je me sentais étranger à l’existence. En quête d’un refuge, mes pensées se tournèrent vers Vaux, puis les conifères immenses de la Forêt de Pierres, et je hoquetai tout à coup sans comprendre pourquoi je n’étais pas mort comme les autres. L’accablement enfla par bouffées jusqu’au paroxysme, paralysant tout le reste. Il y avait trop à reconstruire et à oublier. J’en vins à effleurer la facilité avec laquelle il me serait possible de rester là, allongé dans la pinède, plutôt que d’essayer de rejoindre un monde duquel j’avais été absent depuis si longtemps. J’eus le regret de n’être pas tombé aux côtés de Uldrick à Aigue-Passe.
Comme un claquement de fouet, je pris la mesure du danger que je courais. Cela ne venait pas des Carmides cette fois, ni des chiens ou de la peste. Cela venait de moi, et des fantômes que je portais. Je serrai la mâchoire à m’en faire mal, à la recherche de mon calme de bataille. Les lèvres retroussées, j’enroulai les doigts autour du poignard de bronze. Les Vars m’avaient appris à choisir mes combats et celui-ci en valait la peine. Je rassemblai les morts qui m’assiégeaient pour les brandir comme un drapeau, et m’extirpai rageusement des couvertures.

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Unknown

À l’ampleur et à la ruse du récit, il faut ajouter une qualité profonde, pas si fréquente en la matière, celle de l’écriture. Patrick K. Dewdney joue en maître des ruptures de rythme, des variations de registres, des recours aux dialogues et aux monologues intérieurs, pour permettre au décor de s’incarner toujours davantage autour du principal protagoniste et de ses rencontres. La nature devient ici, en de nombreuses circonstances, un personnage à part entière, qu’il s’agisse des pinèdes de Carme, de la montagne sauvage et glacée des Arces, ou, surtout, des profondes forêts des Feuillus.

Le corps du Feuillu pendait mollement contre la sphaigne éclaboussée, et pas le moindre bruit n’était encore sorti des rangs des soudards. Les regards, le mien y compris, étaient rivés sur l’acier brillant que Matésé avait entrepris de décrasser à l’aide d’un chiffon rougi. Le Trésilien agissait comme si nous n’étions pas là, et cela ne faisait qu’accroître son magnétisme. Lorsque le Feuillu était mort, j’avais pensé que nous avions atteint l’apogée, le clou du spectacle, mais je me trompais. La tension dramatique ne retomba pas. Matésé construisit autre chose par-dessus l’exécution à laquelle nous venions d’assister, un récit tissé d’abjection tantôt ordinaire, tantôt étrangère, où chacun était rendu complice de ce qui venait de se passer, sans pour autant que cela ait ressemblé à la vengeance attendue. La piétaille avait été dépossédée d’une manière qu’elle ne comprenait pas tout à fait, qui avait appartenu à Matésé et à lui seul, et dont il s’était servi pour affermir son emprise sur la troupe.

Qu’il nous offre une incursion anthropologique discrète auprès d’un peuple caché, qu’il nous égare astucieusement dans les querelles de diverses lignées nobles, ou qu’il nous fasse vivre au plus près une colonne conquistadore aux prises avec une guérilla matoise, Patrick K. Dewdney ne néglige à aucun moment sa narration à visées multiples : Syffe découvre et apprend, croit et se trompe, interprète et décide, mais tout au long de ses actions et de ses pensées, la cohérence et le mystère de ce monde se développent pour nous, lectrice ou lecteur, en parallèle. Parvenant à jouer presque simultanément du violent et du cru, du diaphane et du poétique, de l’éthéré et du tellurique, de l’attendu et du surprenant, il jongle avec les figures imposées comme avec les figures libres de la dark fantasy pour construire une œuvre résolument originale, déroutante et enchanteresse.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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