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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Fonds perdus » (Thomas Pynchon)

L’internet, le 11 septembre 2001, la finance : miroirs, écrans et leurres du formidable rire politique et métaphysique de Pynchon.

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Fonds perdus

Publié en septembre 2013, traduit en août 2014 au Seuil par Nicolas Richard, le huitième roman – en cinquante ans d’écriture – de Thomas Pynchon réussit une fois de plus le pari toujours renouvelé par l’auteur : nous prouver magistralement – quoiqu’en pensent et disent les détracteurs de ce qu’il est convenu d’appeler le post-modernisme, détracteurs qui oublient ainsi régulièrement Rabelais, Sterne, Gogol et quelques autres – qu’il est parfaitement possible et jouissif de proposer un traitement par le rire, le sourire, l’éclat, l’abus, la farce et le clin d’œil appuyé d’un contexte vertigineux (mais toujours drastiquement documenté) aux plans de la culture, de l’histoire, de la politique et même de la métaphysique.

Parmi les rires (les plus stridents étant ici causés par des postures issues du stand-up juif new-yorkais et par des variations sur l’humour techno geek de Penny Arcade, mâtiné de celui de corporate geek de Dilbert, toutes trafiquées avec art pour résonner bien davantage, en instantané et par accumulation, que le standard joke ordinaire), Thomas Pynchon nous propose d’accompagner, en un étonnant voyage immobile new-yorkais, l’un de ses plus plus complexes, plus ambigus, plus déroutants et plus beaux personnages à date, l’ex-investigatrice assermentée en fraudes comptables et fiscales Maxine Tarnow, dans une fausse enquête techno-policière et dans une vraie conquête d’une vision possible de la vérité de l’Internet et des espoirs encore associés aux technologies, du 11 septembre 2001, des abîmes terroristes et des obsessions sécuritaires, des théories conspirationnistes, contre-conspirationnistes et contre-contre-conspirationnistes, et peut-être surtout de l’envol quasi-définitif de la finance mondialisée en dragon omnipotent finalement sorti, après bien des efforts, de la boîte qui le retenait encore un peu, auparavant.

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Bleeding Edge Pynchon-

« C’est le premier jour du printemps 2001, et Maxine Tarnow, que certains ont encore dans leur système sous le nom de Loeffler, accompagne ses enfants à pied à l’école. D’accord, ils ont peut-être passé l’âge de se faire escorter, peut-être que Maxine ne veut pas les lâcher comme ça tout de suite, mais ce n’est qu’à deux rues, c’est sur le chemin du bureau, elle aime bien, et alors ?
Ce matin, tout le long des rues, on ditait que chaque poirier de Chine de l’Upper West Side a éclos dans la nuit en grappes de fleurs blanches. Tandis que Maxine les contemple, le soleil se hisse au-dessus de la ligne des toits et des réservoirs d’eau, atteint le bout du pâté de maisons et pénètre dans un arbre en particulier qui d’un seul coup est empli de lumière.
« M’man ? », Ziggy, avec son empressement habituel. « Allez, yo ! »
« Les garçons, jetez donc un œil, cet arbre, là… »
Otis prend une seconde pour regarder. « Super, m’man. »
Zig est du même avis : « Pas naze. »
Les garçons continuent à marcher, Maxine considère l’arbre une demi-minute avant de les rattraper. A l’intersection, par réflexe, elle se positionne en extérieur pour faire écran entre eux et tout chauffeur dont l’idée qu’il se fait du sport serait de déboucher au carrefour et de vous écraser.
Le soleil réfléchi par les fenêtres orientées est a commencé à poindre en motifs flous sur les façades des bâtiments de l’autre côté de la rue. Les bus articulés, depuis peu en circulation, se traînent laborieusement, tels des insectes géants. On remonte les rideaux de fer, les premiers camions se garent en double file, des gars sont dehors, avec leurs tuyaux d’arrosage, en train de nettoyer leur parcelle de trottoir. Des sans-toit dorment dans des entrées d’immeuble, des pilleurs de poubelles avec d’énormes sacs en plastique remplis de canettes de bière et de soda s’acheminent vers le marché où ils pourront récupérer la consigne, des équipes d’ouvriers attendent devant les immeubles que le concierge fasse son apparition. Les joggeurs rebondissent sur place à la lisière de la chaussée en attendant que les feux changent de couleur. Les flics sont dans des cafés, soignant leur carence en bagels. Enfants, parents et nounous, sur roulettes et  à pied, convergent de toutes parts vers les écoles du quartier. La moitié des mômes semblent être sur des trottinettes Razor, si bien qu’à la liste des dangers dont il faut se méfier s’ajoute l’embuscade des deux-roues en alu.
L’école Otto Kugelblitz occupe trois immeubles gris-brun contigus entre Amsterdam et Columbus, dans une rue transversale que New York Police Judiciaire a jusqu’ici réussi à ne pas filmer. L’établissement doit son nom à un des premiers psychanalystes qui fut exclu du cercle des proches de Freud, pour avoir élaboré une théorie de la récapitulation. Il lui semblait évident que le cours d’une vie humaine balaye le spectre des troubles mentaux tel qu’on le connaissait  à son époque – le solipsisme de la petite enfance, les hystéries sexuelles de l’adolescence et des prémices de l’âge adulte, la paranoïa de la maturité, la démence de la vieillesse… le tout préparant le terrain pour la mort, qui enfin se révèle être la « santé mentale ». »

MW_GEO_Saison

© Mario Wagner

Comme souvent, les premières pages qui hésitent entre le paisible bucolique et l’endiablé multivoque posent sur la table du lecteur un premier trousseau de clés, dont l’usage se révèle au fil des 440 pages de cet échafaudage, gracieux dans ses enchevêtrements, où l’on croisera, dans un certain désordre apparent  – qui aime à multiplier les fausses pistes de cette fausse investigation – start-upers récupérant plus ou moins bien de la première explosion de bulle internet, game- et system-designers audacieux, investisseurs en capital, fonds technologiques et spéculatifs (qui ne sont pas tous « perdus », loin de là), traders « classiques » en voie de frénétique obsolescence, anciens tortionnaires, hommes en noir des coups les plus tordus de divers appareils de sécurité américains ou mondiaux, mafieux d’ascendance italienne ou néo-russe, officines du Golfe Persique arbitrant et dirigeant les flux nécessaires, traîtres visibles et invisibles, ou encore simples yuppies new-yorkais dont la soif de vivre et de consommer demanderait un gyroscope : à nouveau le foisonnement débridé, comme une marque de fabrique, n’a rien d’un embellissement baroque : c’est dans la multiplicité des sentiers qui bifurquent et des personnages qui affectent d’y errer que se fabrique et se dit l’histoire, ancienne ou contemporaine, comme Thomas Pynchon n’a jamais cessé de nous le faire partager en profondeur depuis 1963 grâce à son art somptueusement réjouissant.

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À partir d’un matériau essentiellement semblable mais dans des registres radicalement différents, deux auteurs « français », Antoine Bello (« Les falsificateurs » (2007) / « Les éclaireurs » (2009)) et Maurice G. Dantec (« Les résidents », 2014) nous proposent deux romans authentiquement passionnants, mais manquant sans doute de deux ingrédients, que Thomas Pynchon, lui, maîtrise à la perfection depuis « V », pour atteindre au chef d’œuvre du calibre de ce « Fonds perdus » : la capacité à fondre l’ensemble du matériau rassemblé dans un creuset unique, produisant non pas une synthèse illusoire, mais un prodigieux et prolifique bouillon de culture, d’une part, et la joie de la farce libératrice, digne héritière de Rabelais et de Sterne, seule à même d’embrasser réellement la complexité du monde, d’autre part. Il sera d’ailleurs intéressant de surveiller de près ce que produira dans ce domaine Viken Berberian dans les années qui viennent, si l’on se fonde sur « Le cycliste » et sur « Das Kapital », qui, certes en deux romans disjoints, témoignent déjà d’une étonnante capacité à inscrire l’humour débridé au cœur noir du terrorisme islamique comme de l’avidité cynique et de la schadenfreude financières.

À peine « Fonds perdus » refermé, j’ai déjà envie de le relire très bientôt, par pur plaisir vertigineux.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici. Et signalons au passage que ce mercredi 10 septembre (coïncidence ? le sait-on ?) Nicolas Richard et Ian Monk seront chez Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) pour lire des extraits de « Là », et qu’il en sera donc profité pour évoquer cet énorme « Fonds perdus ».

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I'm not TP

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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