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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Argent animal » (Michael Cisco)

Un thriller haletant, farceur et philosophique, autour des divinités économiques et de la monnaie animale.

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LECTURE EN VERSION ORIGINALE AMÉRICAINE

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Michael Cisco, depuis ses débuts en 1999, avec « The Divinity Student », un premier roman exigeant et célébré, situé aux confins de ce qu’il est convenu d’appeler le genre « horreur littéraire », est devenu sans doute l’un des représentants les plus doués de ce mouvement informel que les Anglo-Saxons appellent le « New Weird », et que l’on traduira ici faute de mieux par « l’Étrange contemporain ». Aux côtés de grandes figures telles que celles de Jeff VanderMeer aux États-Unis ou de China Miéville au Royaume-Uni, il est me semble-t-il l’un des membres les plus représentatifs et les plus talentueux de ce courant qui méprise résolument les frontières entre les genres littéraires pour privilégier l’invention, la surprise et la création de l’inattendu, cahier des charges commun et souple, auquel il ajoute à titre personnel une rare capacité d’invention langagière. Que l’on évoque souvent à son propos, dans la presse américaine ou britannique, le souffle tortueux de William T. Vollmann ou la foisonnante intrication de Thomas Pynchon n’est guère surprenant.

Although unavailable for analysis the moment it happens, being struck a violent blow on the head is a very interesting experience. When, as was true in this case, the blunt object makes its intervention without warning, instantaneously reducing the victim – me – to a state of unconsciousness, a fascinating blank spot in the continuity of events is introduced. It might be the briefest variety of episode possible. Whatever fear or pain one experiences in association with it is displaced to a later moment, and then retroactively loaned in hindsight to where there had not been the time. As for the sensation, I liken it to being transformed by a spell into a rattling chest of drawers suddenly. A crash of silverware that dance like a shoal of fish, contents tossed aside and tumbling onto the floorboards. Loose floorboards. Dusty ones. Revoltingly dusty, loose floorboards, with clots and footscrapes in the dust. There really was a white flash. I seem to recall also a yawing of my perception in two directions at once, as if my field of vision – I do not say my eyes – were focussed in two opposed directions, half slipped upwards, the other downwards, along a glassy barrier dividing them. A glassy, slick barrier. The bruises and hurts incurred in falling to the pavement had to be discovered one by one later on.

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« Animal Money », publié en 2015, est son onzième roman, et sans doute le plus encensé par la critique littéraire à ce jour.

Dans un monde qui n’est clairement pas tout à fait le nôtre (Michael Cisco excelle ici à brouiller les repères en mêlant décors familiers, éléments incongrus et éventuels « faux amis »), cinq membres de la caste des économistes, réunis pour participer à un vaste colloque professionnel, se retrouvent curieusement malades ou accidentés et incapables d’y participer, cloîtrés dans leur hôtel. Peut-être sont-ils à leur échelle et dans ce cadre ce que l’on appellerait aujourd’hui chez nous des économistes « hétérodoxes » : toujours est-il qu’en échangeant et comparant les communications qu’ils s’apprêtaient à faire à ce colloque, ils s’aperçoivent qu’ils étaient tous les cinq, par différents cheminements, sur la trace de la même idée, celle de la création d’une « monnaie animale » (donnant son titre au roman), monnaie qui, s’affranchissant de certains diktats modernes et contemporains, retrouverait par sa capacité à procréer et à se multiplier sans appauvrir certaines des vertus de l’échange jadis observées par Marcel Mauss.

I was the only one among us struck down by violence. The tall, stylish but, I can not refrain from adding, unpractically asymmetrical, drinking glass that is standard in all our rooms had shattered somehow on the nightstand in the night while Professor Long (Shanghai) was sleeping, and some of the fragments fell onto her pillow. Although not an especially deep sleeper, according to herself, she heard nothing and did not wake up until she rolled over onto the glass fragments, badly lacerating her right ear. A wad of bandage now protrudes like a jug handle from the side of her head, held in place by a broad white sash wrapped around her brow at an angle which gathers up her hair in an awkward-looking sheaf and interferes with her vision. The bandages partially camouflage her economist-mark, which is in her case a white oval  that emerges from her bandages and then splits to form a parenthesis around her right eye. She is expected to make a complete recovery.

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La suite du roman ne se raconte pas, mais propose gaillardement à la lectrice ou au lecteur un véritable festival de narration échevelée, entrechoquant joyeusement les genres du récit, n’hésitant pas à créer une dense atmosphère de thriller complotiste qui serait parcouru de bouffées surréalistes, comiques, marginalement fantastiques ou métafictionnelles en diable. Si les clins d’œil thématiques ou stylistiques aux vieux maîtres du merveilleux et de l’horreur qui ont nourri ses débuts littéraires (J.R.R Tolkien, désormais fort loin, mais surtout H.P. Lovecraft ou Thomas Ligotti, par exemple) sont encore bien présents, c’est l’écriture tranchante et contondante que Michael Cisco doit notamment à son admiration ancienne déjà pour William Burroughs qui a ici la primauté. Capable selon les situations et les chapitres de laisser sourdre une tension kafkaïenne ou un désespoir beckettien, il orchestre néanmoins un foisonnement narratif (qui, comme souvent avec les artistes de ce calibre, n’a rien de gratuit : chaque élément d’apparence biscornue vient trouver sa place dans le motif final, le moment venu, à la profonde jubilation de la lectrice ou du lecteur), foisonnement narratif tous azimuts au service d’une ambitieuse expérience de pensée, quasiment philosophique, qui en devient à la fois très digeste, et extrêmement drôle (même si le grincement de la machine économique avide n’est jamais très loin).

The consultation with the gods was carried out at ten to five PM in a cramped carel in the University Library, set aside for this purpose. Actually, it was set aside principally for additional storage, but the necessary materials for the consultation were among the things stored there. In silence we invoked the Dii Lucri and other economic divinities. Mercury is the patron of the international order, but we economists call him Turms, his Etruscan name. The black stones outnumbered the red. We would take up the suggestion of the nurse.

L’inventivité déployée ici dans l’écriture, la poésie à l’œuvre dans la création de concepts fictifs et de mots étrangement adaptés évoquera peut-être à certaines ou certains le si beau « Comment élever votre Volkswagen » de Christopher Boucher : ici aussi, le langage utilisé par chacun des protagonistes joue un rôle essentiel. On ne peut que se réjouir vivement qu’une traduction en français par Claro, chez Au Diable Vauvert, soit prévue à la parution le 6 septembre prochain..

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Argent animal » (Michael Cisco)

  1. Etonnante parution simultanée de « Animal Money » (Michael Cisco) sur la clavier cannibale et charybde
    les illustrations sont remarquables
    par contre j’ai cherché les bouquins de M Cisco dans plusieurs librairies (dont des indépendantes) de Toronto
    rien a se mettre sous les yeux (il n’est pas traduit en anglais ????)
    a lire un remarquable « Niko » de Dimitri Nasrallah traduit par daniel grenier (2016, La Peuplade, chicoutimi, 408 p.)
    quand j’aurai terminé « The Bleeds » son 3eme roman

    Publié par jlv.livres | 22 juin 2018, 14:46

Rétroliens/Pings

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