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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Aventures dans l’irréalité immédiate » suivi de « Cœurs cicatrisés » (Max Blecher)

Deux textes acérés, sur le fil d’un rasoir / miroir subtilement déformant.

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Irréalité

Publiés en 1936 et 1938, proposés en janvier 2015 par les toutes jeunes éditions de l’Ogre dans une nouvelle traduction d’Elena Guritanu, ces deux textes du Roumain Max Blecher, mort à vingt-huit ans en 1938, impressionnent notamment par la radicalité de leur transcription du rapport et de l’échange entre corps atteint par la maladie et esprit confronté à cette situation, en une écriture d’une sombre beauté, presque fantastique par moments, malgré son pragmatisme essentiel.

« Cœurs cicatrisés », en un peu plus de deux cents pages, propose une lecture dense, presque onirique, d’une expérience autobiographique, celle d’un séjour en sanatorium à Berck, pour soigner le mal de Pott (tuberculose osseuse) qui afflige le narrateur (comme ce fut le cas de l’auteur). À la fois chronique acérée d’un mal et d’une certaine vie, comme l’écrira en d’autres circonstances le Zürichois Fritz Zorn dans son « Mars » (1975) à propos de cancer, et récit d’une dérive aux confins de la réalité quotidienne de l’hospitalisation de l’entre-deux-guerres, où la solidité des situations semble s’effacer peu à peu dans une rage sourde entretenue par les déboires agressifs d’une vie perdant son sens à grand débit.

En rejoignant la caisse sur laquelle étaient posés ses vêtements, les gestes d’Emanuel étaient tout aussi prudents et silencieux que ceux de la souris se traînant sur le plancher. Lui aussi se traînait maintenant plus qu’il ne marchait. Il s’identifiait à la souris jusque dans ses moindres attitudes. Il déambulait tout aussi effrayé, tout aussi confus.
Le médecin entra à nouveau dans la cabine. L’idée lui vint subitement de se suicider, de se pendre avec la ceinture de son pantalon à l’une de ces barres métalliques. Mais cette pensée était si faible, si inopérante, qu’elle ne contenait aucune énergie, même pas celle nécessaire pour lever un doigt. C’était, bien sûr, un excellent projet, tout aussi remarquable que l’intention de la souris de regagner son trou, mais tout aussi vague et dénué de réalité.

Inimi cicatrizate

La doucereuse mutation psychologique qu’opère le sanatorium sur les protagonistes, si elle évoque nécessairement, bien entendu, « La montagne magique » (1924) de Thomas Mann, se révèle toutefois beaucoup plus physique et charnelle, mettant en jeu de l’intime insidieusement mutant, résonnant par exemple avec l’excellent « Zones sensibles » (2006) de Romain Verger.

Depuis quelques minutes, Emanuel se sentait accablé par le poids du plâtre. Exactement depuis le moment où l’idée qu’elle pouvait être son amante lui avait traversé l’esprit.
La limpide désinvolture de Solange le torturait tout autant que le poids du corset. Il aurait aimé lui dire des mots simples et sans détour, mais, face à sa présence élémentaire, toutes ces ébauches de phrases s’évanouissaient aussitôt.
Ils discutèrent amicalement pendant quelque temps.
Solange lui raconta les menus incidents du voyage et lui présenta son patron comme un « financier dont la vocation avait longtemps oscillé entre bourreau et équarrisseur ».
Emanuel était torturé par l’envie de prendre sa main dans la sienne. Allait-elle s’y opposer ? Allait-elle retirer sa main ? La main de Solange reposait, indifférente, sur le cadre en fer du lit.
Il était surtout paralysé par la précision de son imagination : il se représentait en pensée leur idylle depuis longtemps consommée, il observait les attitudes exactes de leur amour qui n’avaient jamais existé, il se souvenait soudain de choses qui n’avaient pas eu lieu ; des scènes vivantes qui dérobaient passionnément son attention et enveloppaient le présent dans la placidité des événements révolus…

irealitatea imediata

« Aventures dans l’irréalité immédiate », bien qu’écrit plusieurs années avant « Cœurs cicatrisés », transfigure de manière encore plus décisive le probable matériau autobiographique. Développant au fil de ses cent vingt pages une implacable claustrophobie et une étouffante – quoiqu’étonnamment joyeuse par bouffées – distorsion du quotidien et du banal, ces aventures immobiles opèrent par le choc et l’effroi, sans le dire, sans recours direct à une métamorphose en insecte, même si Max Blecher a pu être comparé à Franz Kafka, mais en extrayant la menace diffuse qui enserre le protagoniste, sombre pouvoir de l’imagination détournée et mise en dérive – jouant sur la distillation et sur la concentration, là où un autre Roumain, Mircea Cărtărescu, jouera soixante ans plus tard, dans sa trilogie « Orbitor », du foisonnement des miroirs emboîtés à l’infini.

Lorsque je regarde longtemps un point fixe sur le mur, il m’arrive parfois de ne plus savoir qui je suis, ni où je me trouve. De loin, je ressens alors l’absence de mon identité, comme si, le temps d’un instant, j’étais devenu une personne totalement étrangère. Ce personnage abstrait et ma personne réelle se disputent ma conviction à forces égales.

(…)

La sensation d’éloignement et de solitude ressentie dans les moments où ma personne quotidienne se dissout dans l’inconsistance est unique. Quand elle dure plus longtemps, elle devient une peur, une angoisse de ne plus jamais pouvoir me retrouver. Au loin, il subsiste de moi une silhouette incertaine, entourée d’un halo de lumière, comme un objet discerné dans le brouillard. La terrible question « qui suis-je au juste ? » m’habite alors comme un corps étranger qui aurait poussé en moi-même et dont la peau et les organes me sont totalement inconnus. Sa réponse exige une lucidité plus profonde et plus essentielle que celle de mon cerveau. Tout ce qui est en mesure de s’agiter dans mon corps s’agite, se débat et se révolte d’une manière plus forte et plus élémentaire que dans la vie quotidienne. Tout implore une solution.

Blecher

(…)

J’observais en eux des éléments nouveaux, comme on découvre des détails inédits sur des objets quotidiens. La chambre conservait un vague souvenir du cataclysme, telle une odeur de soufre persistant après une explosion. Je regardais les livres reliés dans l’armoire et décelais dans leur immobilité un air perfide de dissimulation complice. Autour de moi, les objets ne renonçaient jamais à leur attitude secrète, farouchement entretenue par leur impassibilité sévère.

(…)

J’enviais les autres hermétiquement enfermés dans leurs habits, loin de la tyrannie des objets. Ils vivaient prisonniers sous leur pardessus et manteau. Aucun élément extérieur ne pouvait les terroriser et les vaincre, et rien ne pénétrait leur prison merveilleuse. Alors qu’entre moi et le monde, il n’existait aucune séparation. Tout ce qui m’entourait m’envahissait de la tête aux pieds, comme si ma peau avait été criblée de trous. L’attention, très distraite d’ailleurs, avec laquelle je regardais les choses n’était pas le simple fruit de ma volonté : le monde prolongeait naturellement en moi ses tentacules ; j’étais traversé de but en blanc par les mille bras de l’hydre. Force m’était de constater que le monde était tel que je le voyais, jusqu’à l’exaspération, et que je ne pouvais rien y changer.

Ogre

Comme l’écrit Claro dans l’excellente préface à cette édition :

Quand le monde se change en carton-pâte, que la main s’enfonce dans la matière désormais gluante du réel, qu’attendre, qu’espérer – comment survivre à soi-même ? Puisque « rien ne s’accomplit » ici-bas, que faire de ce corps qui refuse la greffe et menace à chaque instant de se calcifier dans l’impuissance ? Pour Max Blecher, la réponse est simple comme une torture, violente comme un défi : il faut s’aventurer. Écrire, donc.
(…) De tous les textes rares, sombres et solaires, têtus et célibataires comme les machines grippées qui les engendrèrent, Aventures dans l’irréalité immédiate demeurera à jamais comme l’un des textes les plus inouïs qu’ait produit un jeune homme promu non à l’envol glorieux mais à la pétrification hurlante. Écrit avec la pointe des nerfs sur la peau réfractaire du temps qui reste à vivre, aussi riche en épiphanies que la dernière des saisons en enfer, ce texte – dont la lecture nous renvoie violemment, telle une particule affolée, aux œuvres de Proust, Artaud, Schulz, ces grands incarcérés d’eux-mêmes -, le récit de Blecher relève de la plus authentique tauromachie, mais, à la différence de Leiris, ici l’on s’empale, ici la corne rentre dans les organes et les déchire. Parce qu’il faut, pour ne pas capituler trop vite, s’aventurer. Écrire, donc.

Et voici donc bien un ouvrage qui, comme le « Quelques rides » de Fabien Clouette paraissant également ces jours-ci, donne tout son sens au manifeste affiché par les deux créateurs des éditions de l’Ogre :

« Nous souhaitons défendre des livres qui mettent à mal notre sens de la réalité. Notre ligne éditoriale veut donc rassembler sous une même bannière une certaine littérature du glissement de la perception, de l’effritement ou de la saturation du réel, que nous appelons, en référence à Max Blecher, la littérature de l’ »irréalité ». Nous pensons à des auteurs comme Kafka, bien sûr, mais également Musil, Gombrowicz et Blecher pour les étrangers, ou Hardellet et Pons pour les Français, et dans un registre plus contemporain, à tous ceux qui entreprennent un rapport singulier à la réalité et à la langue, tels que Rodrigo Fresan, Antoine Volodine, Éric Chevillard, Juan Francisco Ferré ou encore Jacques Abeille. »

 

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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