Narration captivante et malicieuse d’une véritable aventure géographique, et invention simultanée d’une langue rusée apte à véhiculer l’essence de l’obsession artistique, sous le signe de l’énergie créatrice. Un très grand roman plein de surprises.
x
La France traversée comme une terre sauvage, Koenig y pensait depuis l’Afrique. À l’avance, il rayait les grandes villes.
Débarqué à Toulon, il trouva des passages, longea des cohues, remonta des venelles, des rues étroites, laissant derrière lui les barrages, les remparts, les immeubles.
Il s’éloigna rapidement et ne leva la tête que plus tard, une fois éloigné, bien à distance du monde, entré dans cet arrière-pays sablonneux, cette aire de chantier délaissée, aussi poignante pour lui que le bord de mer. Il abordait le pays comme une terre des confins, sans balises ni pancartes. Non que sa trajectoire manquât de précision, bien au contraire. Elle reposait sur un courant, une aimantation, une diagonale dans la France verte. Brûlé d’Afrique et de grand sud, Koenig s’éloignait des étuves sans qu’il fût question de renouer avec le froid. Ces crayères de givre, il n’en frôlerait pas même les caves ni les courants sombres. Montés des brumes de l’enfance, le Nord et l’Est croisaient au loin, steppes sépulcrales où les populations restaient invisibles, gardiens loyaux d’une peine hypnotique, peuple lige du ciel gris. Son radar magnétique pointait à l’Ouest sans que le marcheur l’ait décidé ou, à la rigueur, en ayant pris soin d’en embrumer le projet. Son trajet garderait cette part détraquée, ce flou de l’errance où le voyageur joue les dupes, quitte à cligner des yeux et se brouiller la vue. Les masses lointaines, les bornes informes le guidaient. Koenig se déplaçait par ricochets. Autant dire qu’aux fourches, croisements et détours, sa préférence alla aux ornières et aux terrains vagues.
Jeune légionnaire français néanmoins déjà expérimenté, Koenig décide un beau jour de déserter. Quittant les terres sahéliennes où il s’enlisait presque à son insu, il rentre clandestinement au pays, et finit, par un concours de circonstances où la géographie semble pourtant se mêler étroitement au destin, par atteindre un terroir de bocage, aux confins de la campagne et de la mer. Là, par le truchement d’une mystérieuse jeune femme, il manque de trébucher sur l’étrange phalanstère constitué par plusieurs peintres d’envergure mondiale, retenus à l’extrême limite de la captivité par leur richissime mécène, excentrique Anglaise réfugiée en ce presque bout du monde pour des raisons lui appartenant. Lorsque la troupe artistique s’évanouit subrepticement dans la nature, Koenig est réquisitionné pour retrouver sa trace, en un subtil et bouillonnant jeu de pistes qui semble s’achever provisoirement sur une île en déshérence, où un pygmalion hors normes semble bien avoir remplacé la mécène abandonnée dans son rôle de pilotage et de mainmise. Comment un autre Koenig pourrait-il bien surgir de ces prémisses magnifiquement improbables, totalement savoureuses et énergiques en diable ?
L’asphalte surgissait au culot de la terre poussiéreuse. En brandissant pour emblème son parfait délaissement, cette cité montrait du panache. L’alignement de maisons et d’immeubles tassés côte à côte lui donnait son aspect aimable et caduque. Koenig admira la belle désaffectée. Le défilé de toits mornes l’aspirait dans l’entonnoir de la rue principale, de celles, magnétiques et pétrifiées, que l’on s’attend à trouver en traversant les bourgades, à mi-chemin de la mer. Les couleurs ne dépassaient pas la gamme du camouflage militaire sans tomber dans l’austérité d’une ville de garnison. Koenig entrait dans l’une de ces villes frappées par l’exode rural, l’industrie sinistrée ou un phénomène de désertion moins tangible. Sur ce dernier point, sa traversée le détrompa peu à peu. Il s’avéra que cette lividité n’était que la teinte la plus sourde d’une palette maîtrisée. L’endroit devait moins son allure aux outrages du temps ou au cynisme des promoteurs qu’à une couleur locale aussi choisie qu’une teinte dominante dans un tableau. ici, un gris-brunâtre de tôle. Les nuances se déclinaient autour. Aussi les lieux affichaient-ils un état beaucoup plus instauré que subi. Koenig, sans pouvoir très nettement en pointer les indices, éprouvait le genre, le parti-pris, presque la revendication du paysage urbain. Sous une lumière de studio, la clarté et les ombres n’oscillaient qu’entre la fin de matinée et la fin d’après-midi. Les vacanciers d’autrefois pouvaient à coup sûr y régler leur montre au passage : il n’était ici qu’onze heures quinze ou dix-sept heures quarante-cinq. Personne ne jalousait les retours de plage, au passage des voitures, ils étaient même les bienvenus, ceux dont les bras salés dépassaient des portières, car les habitants secrets, invisibles, y allaient aussi, à la mer, et par des raccourcis praticables à vélo, presque à pied. Eux seuls connaissaient la dune plate adossée à leur mur, la prairie rousse, aux chemins rares, qui menait aux plages inconnues.
x
Artiste peintre passionnant, Nicolas Rozier s’était déjà signalé par plusieurs textes fort intriguants publiés en revue et par « L’écrouloir – Un dessin d’Antonin Artaud » (découvert grâce à Zoé Balthus et Romain Verger, libraires d’un soir chez Charybde en avril 2014, à écouter ici), avant de composer son premier roman en 2020, « D’asphalte et de nuée », déjà aux éditions Incursion. Avec « L’île batailleuse », parue en octobre 2021, il accomplit un pas décisif dans son nouvel art, et nous offre certainement l’un des plus beaux romans de cette année 2021, au strict minimum.
Empruntant son titre à une circonstance géographique éminemment gracquienne, du côté de certain méandre de Loire, tissant à chaque page une atmosphère oscillante, entre la mélancolie charbonneuse d’un Georges Rodenbach et l’émerveillement joueur et presque fantastique d’un Alain-Fournier, jouant avec malice d’une puissante onomastique, où les Koenig, Melnik, Dikoblatch, ou Grangier, se révèlent particulièrement évocateurs au fur et à mesure que la configuration de l’aventure s’infléchit et entre en mutation, manipulant les zeugmas en artiste véritable et jamais rassasié, capable d’invoquer à volonté, en quelques mots, des images robuste, précises et souvent magnifiquement inattendues à l’image d’un Ernst Jünger, d’un Saint-John Perse ou d’un Jean Giono, Nicolas Rozier maîtrise aussi bien l’art de décrire la toile (physique ou métaphorique) et l’élan créateur qui s’y exprime (on songera certainement, dans des registres différents, aux calligraphies orientales mises en scène par l’Alexis Jenni de « L’art français de la guerre » et aux quêtes forcenées des couleurs « de ce qui n’en a pas » de l’Emmanuel Ruben d’« Icecolor ») que l’invention d’un paysage, au sens jardinier de Gilles Clément revisité par Marielle Macé dans « Nos cabanes », mais aussi et peut-être surtout au sens psychogéographique qui habite secrètement l’urbex contemporaine, la géographie des ruines ou l’archéologie des savoirs populaires inattendus distillée notamment par la Sabrina Calvo de « Toxoplasma ».
De retour au camp, le récit de Koenig aviva les ardeurs. Les hommes se transformèrent à vue en se figurant la boutique. Ils sentirent monter le frisson, l’accélération du pouls et des événements. Un laisser-passer pour le centre de l’île, voilà quelle était la nouvelle, sa portée véritable. Jusqu’au bout, ils avaient repoussé l’échéance. Après la découverte du vidéo-club, ils ne pouvaient plus différer, se contenter de nuits blanches.
À l’époque de Lady Brown, en Angleterre, l’étendue du domaine, le luxe des habitats, l’enchantement mêlé de machines fluviales et de coteaux fleuris avaient flétri leur création. Il avait manqué à ce pays levé à millions de livres sterling le trait morbide, l’ingrédient maladif. Choyés dans leur résidence, les peintres s’étaient étiolés comme des plantes délicates dans un sol trop riche. Cette fois, s’agissant de cette contrée irréelle annoncée par un mourant défiguré, ils reconsidéraient le projet, l’exception et la chance d’un pays à peintres, du légendaire asile de combat qui jamais n’avait cessé de harceler leurs espoirs. La pensée les taraudait encore et toujours d’un lieu, d’une discipline, d’un enfer de travail peut-être, où du moins l’ennui ne serait plus possible. Tous, y compris les plus désorbités : Zappata et Félix Archibald ruminaient le magma, l’explosif informe d’un rêve armé où la vie deviendrait, quelque part en terre ferme, une ruée titanesque au fin fond de leurs mailles sensibles, à l’extrême pointe des fibres de l’enthousiasme. Ils s’y voyaient ascensionnels et laboureurs pour toujours, jamais repus des glaises de leur tranchée élue.
Le feu premier reflambait aux yeux des vétérans. Les préparatifs du départ débutèrent le soir même et se poursuivirent dans la nuit, à la torche. Le jour pointait quand les hommes s’élancèrent.
x
David Peace, avec son exceptionnel « Rouge ou mort » avait su parachever en toute conscience du paradoxe l’invention du langage de l’obsession politique qu’il conduisait depuis son « Quatuor du Yorkshire ». Avec cette « Île batailleuse », Nicolas Rozier crée en quelques mois de quoi nous offrir une rare proposition complète construite autour de la langue de l’obsession artistique, dans son état pictural et plastique. Et il le dit non par la glose, toujours tentante en la matière, mais par la seule sculpture piégeuse et rusée de sa phrase, au service d’un véritable roman d’aventure et d’énergie. Une prouesse qui en fait d’emblée l’une des lectures les plus attachantes rencontrées ici depuis un certain temps.
L’homme invita le rôdeur à le suivre. Ils contournèrent un débarras qui masquait la maison. À la clarté de la lampe, le vieux se tourna pour mieux voir son visiteur et s’illumina de confiance. « En voilà une bonne tête » semblait dire la façade plissée. Koenig rendit le même verdict à l’examen de cette face échappée d’un conte qu’il n’avait jamais lu.
Jacques – c’était son prénom – remua les tisons et servit la soupe. En voyant briller les yeux du jeune homme, Jacques précisa
– C’est ma femme, sa recette et le potager.
Tandis qu’il buvait ce nectar en écoutant les deux couplets d’une vie consacrée à la menuiserie et au braconnage, Koenig sentit qu’avec cette mixture ingurgitée à pleins bols, il pourrait arpenter des lieues de bocage. Une petite femme, entrée silencieusement, vint saluer l’invité et s’éclipsa sans mot dire. L’œillade vait suffi pour faire connaissance. L’éclat du regard, chez cette femme menue, démentait le rôle strictement cantonné et servile d’une compagne dévouée. Derrière la cuisinière, Koenig soupçonna quelque génie de la forêt sédentarisé sur le tard. Une vie de matières riches chauffées à point et d’harmonie avec les saisons, une gentillesse invétérée.
Gérard Bertrand est un artiste photographe rare, qui a créé il y a quelques années une série de recompositions proposant des rencontres insolites avec Julien Gracq. Pour vous donner une idée de ce travail, deux de ses œuvres, « Veilleur » et « Les eaux étroites » illustrent en thumbnail cette note de lecture.
x
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture : « Villebasse (Anna de Sandre) | «Charybde 27 : le Blog - 20 décembre 2021
Pingback: Note de lecture : « Le Domaine des Douves (Benjamin Planchon) | «Charybde 27 : le Blog - 26 juin 2022
Pingback: Note de lecture : « Gnomon (Nick Harkaway) | «Charybde 27 : le Blog - 8 mars 2023