D’un dessin unique, extraire un univers poétique qui accompagne sa source rageuse et tendre.
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Publié en 2008 aux éditions de Corlevour, présenté avec brio par Zoé Balthus lors de sa soirée « Libraire d’un soir », en compagnie de Romain Verger, à la librairie Charybde en avril 2014, ce très court texte (quarante-cinq pages) du poète et dessinateur Nicolas Rozier s’appuie, comme le sous-titre l’indique, sur un unique dessin d’Antonin Artaud, complexe autoportrait véhiculant une richesse potentielle de bien des facettes insoupçonnées, pour inventer une ode étrange, tantôt prose à l’air relativement classique, tantôt brutale accélération jetant à la face du lecteur quelques fragments acérés, quelques cris rageurs ou invectives déjà méditatives.
Autour de cette abyssale figure d’une vérité nichée au cœur de la folie et de l’altérité radicale, Nicolas Rozier nous offre non seulement un poème barbare travaillé d’une beauté éclatante, mais aussi une précieuse leçon de correspondance et de résonance presque magiques entre un texte et un dessin, art difficile s’il en est, dès que l’ambition est d’échapper à la paraphrase descriptive, au commentaire ou à la simple illustration, pour parvenir à créer une œuvre d’ensemble, naissant de ses deux composantes pour établir autre chose sous nos yeux.
Pour accompagner ce voyant-là, même sur quelques pas seulement, il fallait inventer un verbe chamanique, battant le tambour des morts sur la route de folie, sans renoncer pourtant à porter, masqué ou drapé, le fer analytique qui puisse traquer à chaque détour le fugitif, l’indécelable, le discrètement évoqué.
Nicolas Rozier impressionne, et fournit au lecteur une expérience rare.
Les dessins inviolables
je les ai trouvés.
J’ai trouvé leur place de tolérance.
Ce n’était pas encore la réserve, le dépôt, mais l’anti-chambre d’un rejet.
Croyant racheter leur traîtrise, ceux qui ont mis là les moutons noirs n’ont inventé pour eux qu’un sas à dépérir, une succion livide.
Ils auraient mieux fait de jeter l’isolé, d’abréger sa solitude de héros parmi les lourdes vaches, les christs invraisemblables et la cuite d’enfant gâté du « nouvel art ».
Je ne l’ai jamais vue autrement la flammèche écroulée, toujours fourrée à l’ombre des musées. Toujours fumante d’une fierté dans le désastre.
J’ai connu des salles envahies du mérite d’une seule œuvre, généralement petite, et le malaise né du déséquilibre des forces, plus précisément le déséquilibre nié, et l’alignement des œuvres sur un pied d’égalité artificiel. J’ai vu l’oeuvre isolée tenir tête aux pelletées globuleuses des yeux posés sur elles.
Mais ici
TOUT LE MUSÉE SE DÉGRISE.
Du grand bois sombre de derrière la tête,
d’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
un dessin est venu.
Monde du sang qui tremble, nous avions raison de souffrir ton absence.
Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
la chasse racée a coupé ses bases.
Ce n’est que du cœur,
c’est le style fauché de l’incontrôlable,
l’éclatement des noblesses faméliques,
les lointains perforés où le cœur s’en va battre
et se battre.
Ni murs ni étiages, plus rien de porteur, l’espoir d’aigle dont rien ne crève ouvre la blancheur des visages.
Artaud fait sauter les rôles. Les rôles phare descendent dans leurs hommes. Leurs stigmates sans échappatoire.
J’en oublie la main d’œuvre, les circonstances, car ce dessin me prend tel que j’aime et ne veut pas de mes scrutations.
L’atelier, les cheveux en bataille, l’œil aigu, la retouche fine, tout devient la matière égale d’un cœur en trombe.
Il y a bien sûr des identités, des figures, mais en même temps, le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts.
Le peintre, ses dessins roulent la même permission d’asile, les mêmes yeux agrandis de tristesse, le même éraillement, la même douceur écumante.
Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls.
Ce qu’en dit Zoé Balthus dans l’Anagnoste est ici.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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