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Je me souviens

Je me souviens de : « Sur les falaises de marbre » (Ernst Jünger)

Le chef d’œuvre de Jünger, en fable intemporelle multivoque aux nets accents de fantasy sophistiquée.

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Publié en 1939, traduit en français en 1942 chez Gallimard par Henri Thomas, « Sur les falaises de marbre » est souvent considéré comme le chef d’œuvre d’Ernst Jünger. Souvent utilisée après la guerre, par les soutiens, particulièrement en France, du héros de la première guerre mondiale et du capitaine de la Wehrmacht des « Journaux parisiens », en tant que dédouanement face aux accusations entourant l’auteur à propos de son nationalisme, de son militarisme et de son présumé nazisme de l’entre-deux-guerres – accusations faisant souvent dire à « Orages d’acier » (1920) et au « Travailleur » (1931) beaucoup plus que leur contenu réel, mais oubliant souvent les articles hélas sans guère d’ambiguïté de la période 1920-1930, celle que Michel Vanoosthuyse, dans son très bon « Fascisme et littérature pure », a su analyser avec brio -, cette fable intemporelle vaut pourtant infiniment mieux qu’une simple pièce à verser au dossier toujours intempestif du rapport entre l’écrivain et son œuvre.

C’est ainsi que pour ma part je me souviens des temps où nous vivions au bord de la vaste Marina, et la mémoire alors suscite ses enchantements. Pourtant, à cette époque, maint souci, maint déplaisir, me semblaient assombrir nos jours, et le grand Forestier surtout nous maintenait sur le qui-vive. C’est pourquoi nous vivions avec une certaine sévérité, et vêtus très austèrement, bien qu’aucun vœu ne nous liât. Deux fois par an cependant la pourpre en nous se trahissait, au printemps, puis à l’automne.
À l’automne, nous buvions comme font les sages et rendions hommage aux vins précieux qui prospèrent sur les pentes méridionales de la vaste Marina.
Quand, dans les jardins, nous entendions monter entre les feuillages empourprés et les sombres grappes les appels rieurs des vendangeurs, quand, dans les bourgades et les villages, les pressoirs commençaient à geindre, et que la fermentation des marcs nouveaux tissait autour des domaines ses voiles d’odeurs, nous descendions chez les aubergistes, les tonneliers, les vignerons, et choquions avec eux la cruche pansue. Et nous trouvions toujours là de gais compagnons, car ce pays est riche et beau, c’est une terre d’élection pour le loisir heureux, et malice et fantaisie y sont monnaie courante.

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Découvert l’année de mes quinze ans grâce à Julien Gracq, fervent admirateur de l’auteur en général et de ce roman-ci en particulier, dont je venais de lire avec émerveillement « Le rivage des Syrtes », après que « Le cœur aventureux » (1929), pourtant encensé par quelques camarades de classe déjà fin lettrés, n’ait guère su me séduire, « Sur les falaises de marbre » conserve, trente-cinq ans après le premier contact, une puissance indéniable.

Même si elle peut évoquer la montée du nazisme guerrier comme celle du stalinisme subversif, la fable, en 180 pages, demeure curieusement intemporelle, accompagnant jour après jour deux guerriers d’exception désormais en semi-retraite, ayant rangé fusils et épées au mur de leur ermitage, à flanc de montagne, où ils se consacraient à la flore et à la faune, goûtant les plaisirs intellectuels et sensuels d’une civilisation esthète et joyeuse, puis assistant, d’abord légèrement incrédules, à la terrifiante montée en puissance du Grand Forestier, ennemi presque jovial et en tout cas haut en couleurs chasseresses, dont les hordes se préparent à déferler sur le pays, depuis leurs sombres futaies, après que le terrain ait été soigneusement préparé par toutes sortes d’agents d’influence et de déstabilisation.

Mais le printemps venu, nous prenions notre part des beuveries étranges qui sont d’usage en ces campagnes. Nous nous enveloppions dans des manteaux de fous bariolés, faits de lambeaux et chatoyant ainsi qu’un plumage, et posions sur notre visage les rigides masques en forme de bec. Puis, bondissant comme en une danse bouffonne, les bras battant comme des ailes, nous descendions dans les bourgs, où sur les vieux marchés le grand arbre des Fous était dressé. Là se déroulait à la lueur des torches la procession des masques ; les hommes y étaient costumés en oiseaux, et les femmes se déguisaient dans les costumes de fête des temps anciens. Elles nous criaient des railleries sur une note élevée, leur voix mimant la musique des horloges, et nous leur répondions en poussant le cri aigu des oiseaux.

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Il y a bien entendu dans ce roman (certains diraient aujourd’hui cette novella), beaucoup plus que chez Julien Gracq encore, un parfum spenglérien, dont « Le déclin de l’Occident » de 1918 sous-tend sans doute largement les prémisses géopolitiques du conte, mais surtout une coloration nietzschéenne indéniable, les deux cavaliers repentis – avant l’orage – incarnant avec un redoutable bonheur les héros sensibles et déterminés qui hantent tant « Le gai savoir » que « Ainsi parlait Zarathoustra ». Jouant avec un brio étourdissant du contraste entre une première partie consacrée avant tout au plaisir esthétique apporté par la jouissance paisible de cette retraite guerrière et une deuxième partie sombrant à très grande vitesse dans la violence et dans l’horreur qu’une montée des périls pourtant d’abord lente a brutalement faite exponentielles.

Ernst Jünger utilise admirablement une langue poétique (que la traduction d’Henri Thomas a su rendre presque à la perfection) acérée, évitant les affèteries qui pouvaient menacer en l’espèce, pour évoquer avec la même puissance aussi bien les scènes intimistes et éthérées de communion intellectuelle entre esthètes, qu’ils soient moines, artistes ou guerriers au repos que les combats d’une rare férocité menés sous les frondaisons, au milieu des aboiements rageurs des chiens de guerre, ou, déjà la fuite éperdue et l’exode nécessaire face aux hordes triomphantes, en attendant, dix ans plus tard et à l’issue de la deuxième guerre mondiale, d’entamer le travail narratif et réflexif autour du recours aux forêts (« Traité du rebelle », 1951), de l’abîme technicien (« Abeilles de verre », 1957), ou de l’exil intérieur indispensable (« Héliopolis », 1949, et « Eumeswil », 1977).

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« Sobre los acantilados de mármol », La Fura dels Baus, 2001

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Le grand Forestier nous était depuis longtemps connu comme vieux seigneur de la Maurétanie. Nous l’avions souvent vu dans les réunions et passé mainte nuit avec lui à boire et à jouer. Il comptait au nombre des figures qui chez les Maurétaniens sont à la fois considérées comme de grands seigneurs et marquées d’un léger ridicule ; tel on accueille dans son régiment un colonel de cavalerie de la territoriale arrivant parfois de ses domaines. Son image s’imprimait dans la mémoire, déjà son habit vert brodé de feuilles d’ilex d’or attirait sur lui les regards.
Ses richesses passaient pour énormes et dans les fêtes qu’il donnait à sa maison de la ville, la prodigalité régnait. On y mangeait et buvait ferme, à l’ancienne mode, et la surface de chêne de la grande table à jouer ployait sous l’amas de l’or. Et les soupers asiatiques qu’il donnait aux adeptes dans ses petites villas, étaient célèbres. J’avais eu de la sorte mainte occasion de la voir de près et j’avais senti comme un souffle d’ancienne puissance, souvenir de ses forêts, flotter autour de lui. À cette époque, ce que tout son être avait de rigide m’avait à peine semble inquiétant, car tous les Maurétaniens prennent avec le temps ce caractère automatique. C’est surtout dans le regard que ce trait se montre. Dans les yeux du grand Forestier apparaissait aussi, surtout lorsqu’il riait, la lueur d’une effrayante jovialité. Ses yeux, comme chez les vieux buveurs, étaient voilés d’une flamme rouge, mais ils exprimaient en même temps la ruse, une force inébranlable, et parfois même une souveraine puissance. Nous aimions alors sa société, nous vivions dans l’insolence de notre force et fréquentions la table des puissants de ce monde. J’entendis plus tard frère Othon dire de nos jours passés chez les Maurétaniens, qu’une erreur ne devient une faute que si l’on persiste en elle. Ce propos me semblait encore plus vrai, quand je songeais à la situation où nous nous trouvions alors, à l’époque où cet ordre nous attirait. Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir.

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« Sobre los acantilados de mármol », La Fura dels Baus, 2001

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Pour (presque) conclure ce modeste souvenir, je tiens à signaler, pour les fans de fantasy à qui cela aurait jusqu’ici échappé, que « Sur les falaises de marbre », pourtant résolument inscrit très loin d’un genre littéraire que l’auteur ne pouvait qu’ignorer, constitue sans doute l’un des plus beaux textes possibles dans le domaine. Cela s’est vérifié en le reparcourant à l’occasion de cette note, comme cela avait été manifeste il y a plus de vingt-cinq ans lors d’une campagne de jeu de rôle magistralement créée ex nihilo par un ami, par ailleurs auteur de quatre recueils extraordinaires de nouvelles, et dont on dira seulement, pour les initié(e)s, que son interprétation improvisée du dieu indien Arjuna reste un grand moment de théâtre et de libraire d’un soir. Alors, imaginez-le jouant un instant le rôle du grand Forestier, et rêvez.

Laissons donc le mot de la fin, tout en charmeur élitisme de masse, à Julien Gracq :

Cette sagesse un peu hautaine, cette lucidité impavide où nous frappe surtout le sentiment de la distance prise, cette lecture sidérale du monde comme il va, peut-être aussi un prix particulier nous paraît-il s’attacher à elle parce qu’elle a été conquise à travers les pires moments de l’Histoire : l’émail dur et lisse qui semble protéger cette prose contre un toucher trop familier nous semblerait peut-être un peu glacé si nous ne savions, et si nous ne perdions jamais le sentiment au cours de notre lecture, qu’il a été obtenu à l’épreuve du feu. (Texte paru dans Antaios, VI, 1965)

La règle du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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