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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Villebasse » (Anna de Sandre)

Inquiétant roman-mosaïque condensé d’une ville fictive, parcours tendre, cruel et poétique parmi des gens ordinaires qui ne le sont bien entendu pas tant que ça, une réussite rare et impressionnante.

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Villebasse

Villebasse était une nasse de bois et de pierres sur une terre ferme au fond d’une vallée fertile qui avait grandi machinalement dans le Sud-Ouest de la France sur un ancien oppidum grâce à un faisceau de voies romaines, de forêts et de cours d’eau. Son pouvoir de sédentarisation avait opéré dès la période du néolithique, et nul besoin d’étudier ses artéfacts archéologiques pour valider cette hypothèse : elle semblait avoir été construite pour fixer les instables. Depuis toujours, elle attirait des gens à la vie nomade qui ne voulaient ou ne voulaient plus la quitter une fois qu’ils y avaient passé une première nuit, car la petite ville semblait dotée de propriétés prodigieuses.
Certains hermétistes affirmaient qu’elle avait été un haut lieu de pratiques magiques qui visèrent, avec succès, à la rendre si bien invisible qu’elle n’avait jamais intéressé les rois ni les chefs belliqueux. Les livres d’histoire n’y situaient aucune bataille. La modestie de son apparence leurrait les plus envieux ; elle était parvenue jusqu’ici sans héritage ni subvention sur la seule béquille de la bonne volonté de ses habitants. Des gens de peu, certes, mais qui – à force d’engendrer toujours au même endroit sans jamais que leurs héritiers s’installent ailleurs ou rarement -, parvinrent à la borner et lui donner les bâtisses et les réseaux de rues que les illustres membres d’une dynastie auraient pu lui envier.
Quand la neige recouvrait Villebasse, bâchant la terre et poudrant les toits comme un glacis, alors ses habitants estimaient qu’il était l’heure de la remballe : tout s’était joué aux saisons précédentes, la pièce était terminée et il fallait rentrer. Il n’y avait pas eu d’applaudissements et le montant acquitté dès l’entrée – c’est-à-dire aux jours actifs du printemps -, devait leur donner le droit de quitter la salle de spectacle dans le calme de l’hiver nouveau.
Bien qu’ici la neige servît à effacer les ardoises et à minorer la valeur des pensées débraillées, les gens de Villebasse préféraient se perdre dans l’été parvenu et dans la vulgarité de l’effort et de la sueur, alors qu’ils pouvaient rhabiller leur cœur et leur conscience à l’ombre des murs blancs bâtis sur les pelletées amoncelées et tassées, pour peu que s’apaiser et récupérer des forces pût encore les intéresser après l’enchaînement trivial des pertes et des renoncements qui tatouaient à coups de sanglots rentrés le palpitant et les visages.
Les hommes s’épuisaient dans le vortex des heures consacrées à l’unique entreprise qui les embauchait régulièrement, et quand celle-ci les mordait un peu trop fort aux lombaires, aggravait leurs céphalées et les faisait se désespérer devant le montant des charges soustrait à celui de leur salaire, alors ces hommes s’engouffraient dans la gueule des six cafés de Villebasse qui les avalaient pour les recracher avec de nouveaux verres à leurs lunettes, épais comme ceux qu’ils avaient éclusés en quantité suffisante pour avoir un nouveau point de vue, qui était de croire, le temps du retour, que chacun d’entre eux possédait un royaume où le directeur des ressources humaines était enfin devenu son vassal. Leurs femmes les dessaoulaient sitôt le seuil franchi avec ce qu’il fallait d’injures à leur bouche grimaçante et de fatigue à leurs yeux mornes pour qu’ils se sentent également en terre occupée chez eux.
À Villebasse, la circulation des corps n’était pas mixte : celle des femmes se faisait à pied ou bien elles roulaient en monospace pour conduire les enfants à l’école, faire des heures de ménage chez les vieux ou se mettre en caisse pour un employeur de supérette qui avait supprimé des postes en rachetant le commerce à son prédécesseur. Celles qui avaient fait quelques études étaient secrétaire de mairie ou assistante juridique, et aucune de ces femmes, alors que toutes avaient pourtant la télé, ne semblait savoir qu’un autre choix était possible, c’est-à-dire autre que ce qu’elle croyait que l’on attendait de son genre.
La dentiste, l’avocate et la podologue étaient les exceptions confirmant la règle.
Les enfants de ces hommes et de ces femmes, eux, s’abîmaient devant les écrans et derrière la casse de Cazenave à coups d’ecsta, de bière et de baise brutale entre des containers et la palissade du démonteur.

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On connaissait jusqu’ici Anna de Sandre pour son blog d’expérimentation langagière et conceptuelle, pour sa poésie et ses nouvelles, dont un superbe échantillon nous était offert en 2014 dans « Le parapluie rouge » et, pour certains d’entre nous, pour ses albums jeunesse sous le pseudonyme d’Anne Pym. Et puis vint « Villebasse », en cet automne 2021, à La Manufacture de Livres. Un premier roman détonant, situé simultanément hors du temps qui passe et au beau milieu des forces centrifuges du contemporain.

Dans cette petite ville occitane fictive (mais peut-être pas inventée de toutes pièces), comme figée ou assoupie mais bouillonnant pourtant de forces telluriques de prime abord invisibles, on croisera au fil d’une intrigue en forme de redoutable mosaïque des personnages simultanément ordinaires et mystérieux, comme des voisins et connaissances distantes dont on ne connaît jamais que quelques facettes apparentes et éventuellement changeantes. Brutalisant soudainement la torpeur ambiante et l’inexorabilité qui caractérisent le lieu, un viol, un décès et l’arrivée subreptice d’un chien ô combien étrange – à moins qu’il ne soit que la projection astrale des envies et des doutes de certains citadins – vont mettre le feu aux poudres, ou plutôt, peut-être, allumer une série de mèches lentes dont on ne découvrira que trop tard à quels barils explosifs elles étaient reliées.

Depuis que Le Chien était entré dans Villebasse, aux premiers jours de cet hiver particulièrement froid, on avait le sentiment incongru que la mort survenait davantage qu’à l’habitude ici, et plus qu’aux alentours. Ce n’était pas remarquable par tout le monde, mais tout de même, la coïncidence était citée au Ventre de l’ogresse après que les clients les plus fidèles avaient claqué leur monnaie de la semaine en méchantes bières et qu’il ne leur restait plus qu’à prolonger la conversation pour rester encore un peu.
Par exemple, Cédric Volta avait perdu son oncle Vincent à la chasse au lièvre un jour de neige : les setters anglais avaient rebroussé chemin pour chercher une aide qui arriva trop tar, l’homme était déjà mort. Une crise cardiaque. Son âme en s’échappant le laissa mourir sans un cri, car la dernière volonté de l’oncle Vincent, ou plutôt son ultime réflexe, fut de garder son honneur jusqu’au bout en n’alertant pas le gibier. Et le fait est qu’une hase gestante qui s’en venait un peu plus tard varia sa course pour tracer à cinq paumes de son corps en laissant de petites crottes.
Sébastien Chapelle garda pour lui que Dieu avait exaucé ses prières, car nul n’avait besoin de savoir que Vincent Volta lui avait planté des cornes ; Cédric récupéra ses chiens, de braves bêtes à l’arrêt ferme, redoutables avec les bécasses.
Autre fait divers qui eut lieu quasiment en suivant : la petite Marion des Alliot échappa à la surveillance de ses parents et fila droit à la rivière où la nouveauté d’un embâcle de glace l’attira sur la surface gelée qui céda comme une branche.
Le reste fut plus ordinaire, à part la quantité. C’est à la mort du clerc significateur que le rapprochement se fit à rebours, s’insinuant dans les esprits avec la rapidité d’une légende ; or, chacun sait que, lorsque le soupçon devient croyance puis conviction, ce n’est plus la peine de chercher une preuve.

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Il faut beaucoup de talent pour donner ainsi vie authentique à une ville fictive et pour parvenir à lui donner une telle stature de personnage à part entière, surtout sans abattre d’emblée toutes ses cartes. L’aura du « Jérusalem » d’Alan Moore et de sa monstrueuse investigation poétique, fort justement revendiquée par l’autrice, irrigue ces (seulement) 200 pages, en sus des résonances avec de somptueuses mises en roman d’un habitat capable de véritable emprise, telles la « Bruges-la-Morte » de Georges Rodenbach, la Riemech de Jérôme Lafargue (« L’ami Butler »), voire le lotissement Grand Siècle ou les hauts de Ligurie de Fanny Taillandier.

Pour tangenter l’inquiétude baroque et sinistre des « Saisons » de Maurice Pons ou un sentiment de fantasy urbaine digne des meilleurs (et des plus discrets) scénarios du « Shadowrun » de FASA ou de la série télévisée « Grimm » de David Greenwalt et Jim Kouf, pour apprivoiser et transposer, sans jamais la désigner sans ambiguïtés, la possibilité de la sorcellerie dans le bocage chère à Jeanne Favret-Saada comme à Maurice Fourré (« La marraine du sel », 1955), pour révéler systématiquement aussi les minables garous qui peuvent somnoler en chacune et chacun, ou pour conduire au long cours une formidable accumulation de potentiel en attendant que lâchent les digues, il faut un méticuleux travail sur l’écriture elle-même, une infusion poétique délibérée où la précision technique du vocabulaire baigné d’humour intérieur, comme chez Céline Minard, et la juxtaposition soigneuse de l’ultramoderne et du légèrement, volontairement, suranné, comme chez Nicolas Rozier, ouvrent l’espace nécessaire à une véritable création. Et c’est ainsi que l’on obtient un roman rare et mystérieux, dense et ramifié, tendrement poétique et joliment cruel.

Il neigeait sans cesse depuis trois jours, et le même espoir renaissait chez cet homme : peut-être que ce matin, le courrier administratif qu’il avait soigneusement oublié dans la boîte à lettres depuis le début de janvier aurait été suffisamment recouvert de neige fondue pour qu’un petit tas détrempé le remplaçât. Alors, en ajoutant un peu de farine et de la colle blanche, il pourrait fabriquer de menus objets qu’il finirait par poster, avec beaucoup de retard, en réponse aux lettres de rappel dont les menaces ne manqueraient certainement pas d’aller crescendo.

Ce qu’en dit Le Blog du Polar de Velda est ici, et ce qu’en dit l’autrice elle-même dans un entretien avec Yann Leray pour Aire(s) Libre(s) est ici. La photographie® d’Anna de Sandre ci-dessous est de Philippe Matsas.

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