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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Indésirable » (Erwan Larher)

Micro-politiques locales et vieilles pierres, grand banditisme international et utopies concrètes, politiques de genre et émancipations quotidiennes : un roman explosif et audacieux au confluent exact de l’intime et du politique, du sauvage et du domestique.

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Larher

Paysage bucolique à tendance bocagère, relief vallonné, revêtement routier récent – à l’oreille, probablement un béton bitumineux drainant. Comme sur la plupart des voies carrossables hors agglomération, la vitesse maximale autorisée insulte la puissance, la tenue de route et les équipements de sécurité des automobiles récentes. Ces vingt dernières minutes, Sam a failli se faire flagrant délinquer deux fois par des radars mobiles de type Vitronic PoliScan F1 HP. Et maintenant que le moindre quidam à penchants délateurs peut prêter serment pour moucharder ses semblables, rien ne dit qu’un radar embarqué, dont sont friands les collecteurs de taxes, n’ait pas croisé sa trajectoire infractionnelle.
Sam aime rouler vite. Sous le capot de son van, un V8 de 7,3 litres et 430 chevaux ; boîte de vitesses anuelle, on sera vieux bien assez tôt.
Sam aime rouler vite et voue volontiers aux gémonies, majeur dressé à l’appui et appels de phares en renfort (le klaxon, trop vulgaire, ne s’actionne qu’en cas de danger), les absentéistes du clignotant, les pépères-voie-du-milieu, les déboîteurs intempestifs. Ceux qui doublent par la droite ou ne respectent pas les priorités, Sam les poursuit parfois en posant son gyrophare bleu sur le tableau de bord. Il sort ensuite sa fausse carte de policier et leur fait la morale – il déteste les incivilités. Les conducteurs penauds en sont quittes pour une  bonne frayeur ; avec les trop véhéments, Sam joue parfois des poings.
– Vous êtes un humanoïde XT 352 ! s’exclame, l’air ravi, le gamin assis à l’arrière. Programmé pour le maintien de l’ordre !
– Ça n’existe pas les humanoïdes, petit, rigole Sam.
– Papa dit que si !
Sam plante son regard dans celui du père, assis au volant.
– Il ne faut pas croire tout ce que te dit ton papa. Comment faire confiance à quelqu’un qui jette son mégot par la fenêtre ?
Sur sa gauche, en sortie de virage, à une centaine de mètres, Sam en repère une. Encore. Au moins la dixième du trajet. En piteux état. Un chemin y mène qui part de la route, enroncé à hauteur d’homme, exubérant d’herbes folles, effacé bientôt d’être inemprunté – les mûres poussent en barquettes, désormais. Sam a ralenti, les larmes aux yeux déjà. Pourtant, ce ne sont que quelques murs (certains éboulés), des poutres et des tuiles (là où il en reste, la moitié de la toiture est effondrée). Pourtant, ce n’est qu’une longère abandonnée comme il s’en désagrège tant en périphérie de nos panoramismes. Ce ne sont que les vestiges de temps révolus, d’existences ante-écrans, hors champ, de vies sans avatars, de rythmes saisonniers, de mots démodés – blutoir, maie, souillarde, écuellier. Sam a beau se raisonner, détourner le regard, serrer les dents, ou les mains sur le volant, chaque fois s’ébroue l’ontologique chagrin, l’alpaguent d’irrépressibles sanglots.
Sam se souvient avec une précision très haute définition du moment où la malédiction se déclara, à l’adolescence, dans la Citroën paternelle, lorsque apparut dans son champ de vision, immédiat et violent choc esthétique, Collonges-la-Rouge. Depuis, la moindre fermette croulante en bordure d’autoroute lui fissure les paupières. Idem pour un presbytère déserté, une chapelle désaffectée, un logis ébouleux, un manoir croulant, mais aussi les églises, les châteaux, les lavoirs, les granges, bref tout ce qui a plus de cent cinquante ans, reflète le génie bâtisseur de l’homme et périclite. Sam n’a jamais parlé à personne de son hypersensibilité aux vieilles pierres négligées. Sans cette faiblesse structurelle, on pourrait juger parfaite sa maîtrise émotionnelle. C’est tellement saugrenu de pleurer à cause d’une ruine ! De pleurer les vies qui s’y sont succédé ? De pleurer l’ablation du passé ? La médiocrité du présent ? L’excision de la beauté ? L’avènement du fonctionnel ?

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Sam aime la vitesse automobile lorsqu’elle ne met pas en jeu la vie des autres. Sam aime passionnément les vieilles pierres abandonnées. Sam a pratiqué le théâtre durant de nombreuses années, et peut-être quelques activités un peu plus risquées et un peu moins avouables. Sam est largement à l’abri du besoin. Sam n’aime pas l’injustice criante et la bêtise avérée. Sam n’établit pas une différence essentielle entre la vie matérielle, l’utopie concrète, l’espoir et le rêve. Sam est d’un genre difficilement identifiable au premier abord, et peut-être même au deuxième. Et c’est par un enchaînement au fond presque logique, compte tenu de ces diverses prémisses, que Sam se retrouve à Saint-Airy (déjà fugitif et partiel théâtre des opérations dans « Pourquoi les hommes fuient ? », le roman précédent d’Erwan Larher, qui construit ainsi à pas de loup sa géographie mythologique personnelle – allant de pair avec l’habile utilisation de personnages précédemment principaux se glissant subtilement dans le décor réputé secondaire), petit bourg furieusement anodin du Poitou (disons-le à titre plus ou moins d’hypothèse), en train d’acheter et rénover une somptueuse bâtisse ancienne laissée en jachère destructrice, puis d’inspirer et de financer plus ou moins en sous-main une révolte électorale municipale face à une mairie rurale désespérément cauteleuse, opportuniste et conservatrice. Sam n’a toutefois peut-être pas totalement laissé de côté certains réflexes et certaines compétences héritées de métiers précédents – pour le meilleur et pour le pire.

Le vieux qui perd la boule, sa femme et sa mère emportées par des cancers, Victor n’est pas idiot : il se doute que les engrais et les pesticides dont il asperge sols et cultures déglinguent le corps humain. Combien de fois est-il descendu du tracteur après une journée d’épandage avec une migraine à hurler et du sang dans son mouchoir ? Il se doute aussi qu’il pollue les rivières et les nappes phréatiques. Mais ce n’est pas sûr. Si ces produits sont nocifs, pourquoi sont-ils autorisés ? C’est bien la preuve qu’on ne sait pas, non ? Seuls quelques écolos enragés qui n’ont jamais mis les pieds dans une ferme réclament leur interdiction, selon le président du plus puissant syndicat d’agriculteurs, qui ne manque jamais une occasion de ridiculiser ces ayatollahs.
– Ton président, Victor, il est aussi patron d’un groupe d’agroalimentaire qui pèse sept milliards de chiffre d’affaires. Une interdiction de certains produits serait mauvaise pour ses rendements.

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Avec cet « Indésirable » publié chez Quidam en mars 2021, Erwan Larher nous montre à nouveau à quel point il sait, au cœur d’un même ouvrage, faire varier sa focale pour saisir simultanément ou presque l’infiniment petit et l’infiniment grand. La formidable fresque futuriste et fantastique, sociale et politique en diable, constituée par « Autogenèse » (2012) et « Entre toutes les femmes » (2015), proposait aussi et peut-être surtout une plongée intime dans le rapport personnel de chacune et chacun à la construction de l’Histoire en train de se faire quasiment au quotidien. « Marguerite n’aime pas ses fesses » (2016), en opérant un détour souverain par le mode de la farce et du jeu, au plus près de sa protagoniste principale, n’hésitait pas à affronter le dur de  tout ce qui est si peu avouable dans les replis de la politique dite politicienne comme de sa grande sœur réputée plus noble. Même « Le livre que je ne voulais pas écrire » (2017), récit littéraire et non fiction romanesque, en traquant l’impact d’une balle reçue dans sa propre chair un soir de novembre 2015 au Bataclan, ne renonçait pas un instant à se confronter à l’altérité dite radicale et aux causes profondes des folies terroristes aveugles, en refusant clairement le registre du témoignage-pamphlet qui ne vise qu’à apitoyer pour mieux conspuer.

En nous offrant « Indésirable », avec sa double prise d’appel sur l’amour authentique de la vieille pierre (métaphore rare d’un chemin de déliquescence pourtant déroulé en permanence sous nos yeux) et sur l’hybridation savante des motifs du chevalier d’Éon et de la princesse Saphir avec ceux, rugueux, sauvages et pourtant extrêmement disciplinés, des « Citoyens clandestins » de DOA, Erwan Larher développe une fascinante expérience pleinement romanesque, sans glose ou presque – en dehors des situations de débat « normal » cher aux autrices et aux auteurs se préoccupant sincèrement de l’avenir collectif à travers le prisme de la prise de parole politique, qu’ils l’avouent ou non : que l’on songe au Kim Stanley Robinson de « S.O.S. Antarctica » ou au Mathieu Larnaudie de « Acharnement » -, de la fusion de la politique à l’échelle la plus locale (avec une saveur comique et tragique qui se garde pourtant soigneusement de la farce et de la parodie, toujours tentantes en la matière) et de l’utopie la plus concrète, avec ses risques, ses erreurs et ses possibles fourvoiements.

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Un plaisir supplémentaire et une admiration indéniable viendront ici se nourrir de la prise de risque ajouté inscrite au cœur du langage mis en œuvre : comme en résonance avec le travail de Ketty Steward dans sa nouvelle « Lozapéridole 50 mg comprimée pelliculée » (recueil collectif « Sauve qui peut la santé », La Volte, 2020), Erwan Larher opère avec minutie pour inscrire dans chaque interstice loisible de son roman la possibilité d’une grammaire du neutre qui soit à la fois pratique et élégante, au-delà de l’effet salutaire de surprise initiale et de grande peur des bien-pensants réactionnaires. Et c’est ainsi que l’écriture se fait toujours le soutien souterrain d’une avancée psychologique et politique, en action littéraire.

Bientôt treize heures au Crystal, l’unique bar de Saint-Airy. On peut sans surprise s’y désaltérer, ou s’y abreuver, pourvu qu’on n’ait pas de chichiteuses exigences : inutile en effet d’y commander un spritz, un Moscow mule ou une margarita, Annie ne connaît en guise de cocktails que le Picon-bière et le whisky-Coca. Elle est la serveuse du Crystal depuis la fin des années 1980. Elle a été embauchée par le père d’Oliver, l’actuel patron. Beaucoup de clients n’ont connu qu’elle ; c’est utile quand il faut virer un poivrot véhément ou refuser de servir un dernier verre. Personne ne lui résiste, quand c’est non c’est non.
Au Crystal, on vend aussi de l’espoir sous forme de jeux de hasard, paris sur des courses hippiques ou des événements sportifs, tickets à gratter. On y trouve des cigarettes pour fumer entre deux grattages perdants. Quelques journaux et magazines s’y périment pépères, comme le sel de céleri que le client de passage trop confiant aura le malheur de mélanger à son jus de tomates. L’endroit n’a aucun charme, pas même celui du pittoresque : éclairage jaunasse, peinture verdâtre, plafond crasseux, mobilier en plastique. Le changement le plus marquant de ces cinquante dernières années, c’est que les consommateurs doivent désormais sortir pour fumer.
Si Annie est bien lunée, elle vous préparera une omelette, décongèlera un croque-monsieur ou composera un sandwich. Le pain provient de l’unique boulangerie du village. Il n’est pas très bon. Le mardi, le jeudi et le samedi, Véro, la femme du patron, cuisine un plat du jour peu élaboré. Le mercredi, elle a ses gosses, et du dimanche midi au mardi matin, le bar est fermé. Aujourd’hui, bavette à l’échalote. La viande n’a pas été achetée chez Renaut, le boucher de Saint-Airy, mais au supermarché, où elle est moins chère. Si on veut garder un plat du jour à un prix raisonnable et sa marge, il faut faire des choix. Eddy et Géraldine Renaut mettent rarement les pieds au Crystal.
– Je vous jure, je ne sais pas si c’est un homme ou une femme !
Victor libère son rire tonitruant. Quelques têtes se tournent aux tables voisines.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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