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Notes de lecture 2017

Note de lecture bis : « Avec les moines-soldats » (Lutz Bassmann)

La mélancolie fatiguée des derniers combattants oniriques de l’égalitarisme vaincu.

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RELECTURE

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J’ai atteint mon objectif au milieu de l’après-midi, après une bonne heure de marche. J’avais évité la pluie, mais le ciel n’avait cessé de s’assombrir. Sur ma droite, la mer avait changé de couleur, elle aussi. Je l’ai encore longuement admirée, puis je me suis concentré sur la tâche que je devais accomplir. On m’avait assuré que rien ne me ferait obstacle, et que, une fois entré dans la propriété qu’une épaisse haie de troènes cachait au regard, je pourrais commencer mon travail sans que personne ne s’interpose ou vienne me demander des comptes. Au milieu des troènes, il y avait un portillon de fer. Je l’ai poussé et je me suis trouvé en face d’un pavillon en bois à un étage, dont les planches extérieures n’étaient pas dégradées, même si la laque qui les couvrait, à l’origine couleur de miel, avait bruni au fil des années. C’était une villa dépourvue de caractère, mais moins délabrée et plus grosse que les bicoques du voisinage. Le rez-de-chaussée était légèrement surélevé, ce qui avait permis de construire un porche avec deux ou trois mètres carrés de terrasse. Sur la droite, une remise minuscule s’adossait à la haie, avec un auvent qui abritait une vieille banquette de voiture. Sur la gauche on voyait un portique avec une balançoire. Derrière, il y avait la mer. Le terrain alentour n’avait pas été entretenu depuis longtemps et il était envahi de plantes sauvages, dans ces variétés laides et désordonnées qu’on rencontre sur les côtes, près des dunes, sur des sols salés par les embruns. Des perce-pierre, des bugranes rampantes, des betteraves maritimes et des choux marins aux feuilles épaisses, des euphorbes, des crambes, s’il faut en croire les manuels de botanique. La maison se tenait là, inintéressante et comme sans histoire, au milieu de cette végétation désolante. L’image aurait pu être banale s’il n’y avait eu le détail insolite de la guirlande tibétaine. Je savais déjà que je ne m’étais pas trompé, on m’avait fourni des indications précises : la dernière bâtisse sur la route de la côte, une haie de troènes, un étage, trois ou quatre marches devant la porte d’entrée, une petite terrasse sur la façade principale. Les guirlandes n’avaient pas été mentionnées, mais elles ne faisaient que confirmer que j’étais au bon endroit. Entre les colonnettes qui soutenaient l’appentis, au-dessus et en travers du seuil, quelqu’un avait accroché une série de fanions tibétains sur lesquels étaient imprimés des images religieuses, des animaux bénéfiques, des prières.
Ici, quelqu’un avait ressenti de la peur.
De la peur, une frayeur venue des abysses, une frayeur sans mesure.

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drapeaux

On sait depuis « Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze » d’Antoine Volodine, en 1998, que Lutz Bassmann est certainement le plus affûté des hétéronymes disponibles lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’enfermement et des rêves vécus entre le reste de vie et la mort « véritable ». Publié presque au même moment que « Haïkus de prison », en 2008, « Avec les moines-soldats » se penche peut-être sur un autre no man’s land bien particulier de l’immense saga des vaincus et de la révolution perdue qu’entonne le post-exotisme sur bon nombre de tons possibles : celui qui concerne les derniers combattants valides d’un égalitarisme battu, combattants qui se heurtent désormais, plutôt qu’à la haine des premiers (longs) temps de la part de leurs adversaires, à l’indifférence des ruines et à celle des puissants définitivement triomphants – et qui ne peuvent désormais que colmater les lambeaux blessés de leur impuissance et de leur écrasement, réduits aux secrètes explorations oniriques et chamaniques.

Ma collègue et amie Charybde 7, dans sa superbe note de lecture (ici), dit de ces moines-soldats : « Abrutis d’hébétude, (ils) ne renoncent pas, toujours fidèles à une cause dont ils savent pourtant qu’elle est devenue sans objet, consumés par l’idéal dissous dans les défaites de l’homme. » C’est la beauté tragique de ce texte de Lutz Bassmann que de nous donner à partager cette abnégation terminale, désenchantée et fidèle, qui voit Schwahn arc-bouter ses forces pour l’exorcisme d’une maison de bord de mer, apparemment si anodine, dans lequel d’étranges rêves et cauchemars communautaires et familiaux sont pourtant peut-être tapis (et face auxquels un profond ancrage dans la vie matérielle, dans le sol et dans les herbes, et le ressort de devises à marmonner ou hurler, empruntées peut-être à la poétesse Maria Soudaïeva  de « Slogans », font figure d’armes nécessaires).  C’est cette même fidélité désespérée, avec sa part machinale, qui voit Brown revenir, insomniaque et ferroviaire, chaque fois que nécessaire, dans autant d’incarnations qu’il le faudra, accomplir son étrange mission à New Nagayane, port de pêche moribond où l’attend, abandonné et vital, le Tong Fong Hotel où quelque chose doit (peut-être) se passer. C’est encore elle qui guide Monge dans les souterrains désespérément obscurs d’un entremonde, en quête d’un univers prolétarien de secours, en compagnie d’un camarade de combat qui fut peut-être jadis un adversaire ou un traître – qui sait exactement désormais ?

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J’ai dénoué la fermeture de ma sacoche. Je n’avais rien touché, jusqu’à cet instant, de ce que j’apportais avec moi.
– Schwahn, ai-je dit. Tu as reçu une formation de moine assez complète, mais tu es aussi un soldat et, en ce domaine, tu n’as de leçon à recevoir de personne. L’exorcisme ne provoque aucun résultat. Tu as assez d’expérience pour savoir que la spiritualité a des limites. Essaie une approche plus militaire.

Ces sept entrevoûtes, où il est aussi question des moteurs ultimes que sont la plongée et l’oubli, précisent les contours pourtant intrinsèquement flous de cette zone crépusculaire, oscillant entre le gris pas très clair et le noir carrément foncé, nimbée d’humour du désastre et habitée pourtant d’une étrange ferveur, deux caractéristiques essentielles du post-exotisme, qu’il prenne la forme de consignes de combat soigneusement apprises ou de codes improvisés à taper contre les murs des geôles, en attendant cette fin qui est là mais qui ne vient pas. Elles éclairent aussi de leur lumière décharnée et néanmoins si tendre les obstinations surhumaines qui habitent, plus que tous les autres, les personnages soigneusement ni vivants ni vraiment complètement morts de Lutz Bassmann, qui se développeront à partir de là dans d’autres directions cohérentes.

Une fois de nouveau dans la rue, ils avancèrent en direction du carrefour. Au-dessus d’eux, le ciel était pâle. L’espace maintenant bruissait. Les oiseaux s’étaient réveillés. Des mouettes avaient quitté les appartements en ruine où elles avaient passé la nuit et, rassemblées sur les gouttières, elles se disputaient ou s’épouillaient. Certaines déjà se déplaçaient par volées criardes d’une demi-douzaine d’individus. Elles tournoyaient, elles allaient et venaient à mi-hauteur. Certaines s’intéressaient à un cadavre allongé à l’entrée du carrefour. Un ivrogne ou un révolutionnaire avait été abattu là. Elles se posaient près de lui et elles le surveillaient du coin de l’œil.
– Regarde ça, dit Monge, ces charognardes. Elles vont le becqueter.
– Elles ont dégénéré, comme tout ici, dit Yasmina.
– Il y a eu un temps, quand la transmigration était le sujet à la mode, j’étais attiré par l’idée de renaître en oiseau, dit Monge.
– Et aujourd’hui ? demanda Yasmina.
– Je ne sais plus trop, dit Monge.
– Moi, malgré tout, j’aimerais bien ressusciter sous forme de mouette, dit Yasmina. De mouette non dégénérée. Mais ça sera difficile.
– Oui, dit Monge. C’est dur, de ressusciter.

Nous aurons la joie, le jeudi 7 septembre 2017 à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), à partir de 19 h 30,  d’accueillir Antoine Volodine, en tant que porte-parole de Lutz Bassmann, à l’occasion de la parution de « Black Village » aux éditions Verdier.

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