Société à vau-l’eau et police de (grande) proximité. Glaçant et hilarant.
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« Entrez, c’est toujours ouvert. »
L’uniforme jaune et bleu pousse le portillon, et grimpe la douzaine de marches jusqu’à moi. Nous avons un facteur philosophe : « Je colporte heurs et malheurs plein la sacoche, aime-t-il à dire, mais ne choisis pas à qui je les distribue. » Toutefois, aujourd’hui, il arbore un visage étrangement fermé et me salue à peine. Il me tend une enveloppe frappée d’un drapeau tricolore.
À défaut de choisir, me dis-je, il doit parfois deviner la nature de ses augures : le plus gros expéditeur de courrier du pays est l’Agence nationale du travail.
Si mon mari avait reçu le pli officiel à ma place, il se serait débrouillé pour l’égarer dans un coin du salon. Un homme, ça fait semblant de ne pas avoir marché dedans tant qu’il ne sent pas l’odeur. J’arrache le haut de l’enveloppe avec les dents.
« Et moi qui voulais installer une alarme ! », s’écrie Marc, avachi en jogging devant une émission de téléréalité qui promet un emploi de veilleur de nuit au gagnant. Cécile, tu effraierais un cambrioleur ! »
La lettre porte l’en-tête du ministère de l’Intérieur. J’en termine la lecture à haute voix en m’approchant de Marc :
« …que votre sous-sol a été désigné pour abriter une annexe du commissariat central de la Police nationale.
– Pas étonnant, dit Marc sans quitter la télévision des yeux, vu qu’il est vide. »
Vide, notre sous-sol ? Mais j’y ai entreposé mille projets ! Un atelier pour me mettre à l’aquarelle ; une salle de sport pour que Marc élimine son bedon naissant de quadragénaire ; un dressing…
Je coupe d’autorité le son de la télévision.
« Une annexe du commissariat, moi, je ne me plains pas, grogne Marc. Ça aurait pu être un centre de réinsertion pour chômeurs délinquants. »
Mon mari a toujours eu un faible pour les uniformes. Il regarde passer les camions de pompiers comme un gosse et, l’an passé, est allé voir le défilé du 14 juillet sur les Champs-Élysées.
« De toute façon, ça aurait fini par arriver, soutient-il en m’attrapant la taille sans bouger de son fauteuil. Les emplacements libres sont devenus rares dans le quartier. »
Une demi-douzaine d’annexes du commissariat y ont déjà élu domicile. Sans marcher plus de dix minutes, nous avons accès à une sous-sous-préfecture, à deux tribunaux correctionnels, à une cour d’assises et, bien entendu, aux multiples bureaux de l’Agence nationale du travail et des services de recrutement interarmées, de la Police nationale et de la magistrature.
J’avais déjà beaucoup apprécié son « Dernier avis avant démolition », recueil de cinq nouvelles paru en 2016 chez Antidata : « Protection rapprochée », novella de 50 pages parue en août 2017 chez Lunatique, témoigne à nouveau d’une redoutable causticité, appliquée à un mélange potentiellement détonant de quotidien, d’intime et de politique. Dans un univers proche, tout proche du nôtre, où l’équation sécurité-liberté bouge graduellement chaque jour, installant insidieusement dans le paysage urbain le plus anodin les signes du malaise inexorable (police, justice et chômage de masse), recyclant chaque menace en contrôle, Fabien Maréchal nous offre avec une sombre gouaille le bouleversement – invisible d’abord et plus flagrant ensuite – qu’apporte l’installation d’une nouvelle annexe policière dans le sous-sol d’un couple quarantenaire et pavillonnaire en diable.
À l’instant où je pousse notre portillon, un petit flic bourrelé surgit d’entre les thuyas de la haie et tend un bras en l’air comme pour un salut fasciste. J’en lâche mon sac à main.
« Vous m’avez fait peur.
– Papiers, madame !
– Mais… Je suis chez moi ! «
J’attends que le flic ramasse mon sac. Il se contente de baisser le bras.
« Je ne connais pas encore tout le monde ici. », explique-t-il.
Je vais pour le contourner, mais il s’interpose à nouveau, bras en ailes d’avion.
« Qui me prouve que vous habitez là ? Vos papiers ou je vous embarque. »
Je ne tiens guère à passer la soirée dans mon sous-sol. Je lui colle ma carte d’identité sous les yeux. La porte de la maison s’ouvre au même instant.
« Te voilà enfin !, fait Marc depuis le haut des marches. Laisse donc monsieur travailler. »
Le policier s’écarte avec un sourire de détraqué sexuel. Je monte l’escalier extérieur, claque la porte derrière moi et envoie promener mon sac sur le canapé du séjour.
« Nous avons un garde en permanence, jubile Marc en me collant une main aux fesses. n’est-ce pas formidable ? Bien sûr, si tu le distrais tout le temps…
– Il refusait de me laisser passer.
– Je me disais bien qu’il avait l’air particulièrement consciencieux. »
Usant par moments du trait épais des caricatures de trottoir, l’auteur condense en farce glaçante les travaux sérieux que l’on trouverait aussi bien dans « La politique de la peur » de Serge Quadruppani que dans, par un tout autre angle, « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » de Fanny Taillandier, dans « Zone de combat » de Hugues Jallon que dans « Fabrication de la guerre civile » de Charles Robinson, construisant sa fable grinçante dans les interstices des appels désormais presque permanents au patriotisme, au civisme et à la coopération (« Merci pour elle ») que l’état réputé de guerre face au terrorisme d’une part, face à la mauvaise volonté évidente de tous ces « profiteurs du système social » d’autre part, semble chaque jour légitimer davantage.
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