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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Les déliés » (Sandrine Roudaut)

Dans les interstices de la déréliction en marche, une utopie morcelée, foisonnante, inattendue et énergétique en diable.

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Se sentir chez soi ailleurs. Dans un lieu qui ne parle pas la même langue, ni les mêmes bruits, qui n’expire pas les mêmes odeurs, être convoquée. En soupirer de soulagement. Se retrouver. Puissant vertige. Le soleil est encore derrière les montagnes, elle l’attend sur ce toit d’hôtel. Ces toits qu’elle adore, pas de ceux transformés en terrasse lounge glamour des années conso, ceux sur lesquels les draps sèchent, si blancs qu’ils font mal aux yeux dans le soleil. Il y a les serviettes rêches entre deux parpaings, des fils électriques et une chaise cassée. Un toit d’hôtel de gare routière. C’était les premiers hôtels à ouvrir dans une ville, pour les gens de passage. Ils ont pris les noms les plus fameux, ici Hôtel Royal de Ouarzazate. Ils sont devenus les plus anciens, les plus basiques, propres, simples, avec les chambres qui grincent de la serrure. Ce sont les plus procéduriers aussi. Dix minutes pour remplir les numéros de passeport, de date d’entrée, lieu de provenance, arrêt suivant. L’application dans la servitude au pouvoir. Avec en prime le poids en bagage et le permis de circulation frugale, les nouvelles directives mondiales. On griffonne dans le registre avec le portrait du Roi qui vous regarde. Sur celui-là il pose avec son fils, ce portrait date d’au moins vingt-cinq ans, Mohamed VII n’aura probablement jamais son tour. Question de temps avant de décrocher les portraits.
Il était minuit quand ils sont arrivés et c’est la première chose qu’elle a faite après avoir pris la clé : retrouver la porte qui mène au toit, la porte des femmes de ménage. Ce toit. Ce matin elle en redécouvre la vue. Rituel immuable, elle s’y faufile aux toutes premières lueurs du jour, avec les premiers bruits. Elle n’y croise jamais personne. Depuis son poste de contemplation elle voit la ville s’éveiller, les murs se découper, sortir de l’ombre, devenir orange, rose, reprendre leurs propres couleurs à mesure qu’un soleil froid perce. Au loin les sommets enneigés, en bas les carrioles, les mobylettes, un homme en burnous se penche pour se laver les mains à la fontaine de la gare. Non loin un ado dort sur son sac au soleil… une bouffée de tendresse la saisit, la lumière est sublime, ronde, douce, chaude. Elle prend son appareil, elle sait qu’elle n’a plus droit qu’à deux photo-tickets. Plus que deux pour finir le mois, à moins qu’elle n’en récupère au marché noir. Elle prend sa photo. Capturer cet ado qui dort, comme la preuve que ça va aller.
Le photo-rationnement c’était l’une des décisions de l’Intelligence Artificielle à son arrivée au pouvoir, la dictature Big Mother comme on l’appela rapidement avec l’ironie de la stupeur. Le photo-rationnement pour cause d’insuffisance de métaux et de quotas de pollution? Le tollé à l’époque ! On baignait encore dans la culture selfie. Plus l’avenir nous paraissait incertain et plus on se raccrochait à sa trombine. Ce rationnement ce n’était peut-être pas si mal. Les gens ne prenaient des photos que pour les partager. On en venait à profiter de certains endroits, à y aller, dans l’unique perspective de pouvoir les harponner, s’en vanter, les montrer. Les photos pour preuves de notre existence au monde. Des traces pour conjuration de l’incertain qui pouvait frapper n’importe quand. Incessants dévoilements de l’intime. Ou inventaires d’une beauté en voie de raréfaction. Il n’était pas certain qu’elle en trouve au marché noir. Au départ c’était facile de récupérer des photo-tickets. Les réseaux sociaux furent fermés en même temps que le photo-rationnement fut instauré. Beaucoup devinrent abstinents. Il était alors facile d’en racheter. À quoi bon prendre une photo si on ne pouvait la montrer.
Non ce qui avait créé la panique c’était la perte des réseaux sociaux, ce fut une claque bien plus monumentale. On leur avait fermé les portes au nez. Pendant un temps les réseaux existaient mais plus personne ne pouvait se connecter, les codes d’accès ne fonctionnaient plus. Des colonies d’enfermés dehors. Confinés à l’extérieur de leur vie. Les profils et les fils erraient dans le web sans eux. Un mausolée numérique, avant extinction de la vitrine. La sidération passée, le photo-rationnement les réveilla. Avec la perspective de la perdre ils se rappelèrent la valeur d’une photo. Après quelques mois, ils protestèrent prétendant qu’on leur enlevait la possibilité de s’émerveiller, de propager la beauté, de se souvenir. Ils comprirent à quel point tout cela était essentiel à l’humanité. Tandis que la photo redevenait rare, précieuse, les moments d’émerveillement eux devinrent plus fréquents. Si on ne pouvait plus les retenir, les capturer, pour un hypothétique plus tard, alors on allait les vivre, en jouir, sans attendre.

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Un jour, face à la montée inexorable des périls écologiques et sociaux, une poignée de jeunes femmes ont créé, lors d’une rencontre chaleureuse place de la République à Paris, une plate-forme réticulée à géométrie fondamentalement variable, conçue pour fédérer au quotidien et au moyen terme, pour transmettre, pour alerter, pour protéger et pour rendre justice au savoir populaire, à la science pour toutes et tous et au langage, en dehors de sa confiscation par le pouvoir et par les dominants, et de son effacement plus ou moins programmé lorsqu’il ne sert à rien. Quelques années plus tard, alors que les luttes quotidiennes pourtant de plus en plus déterminées, un peu partout, n’empêchent que modestement la situation générale de se dégrader, tandis que les améliorations concrètes, indispensables, demeurent timides, un séisme politique et scientifique change la donne en Europe (et par répercussion, partout ailleurs) lorsqu’une dictature d’un genre absolument impensable il y a encore peu, dictature que l’on espère pouvoir penser éclairée dans la ferveur du deep data mining et de la menace des résignations, se met en place démocratiquement, soudainement favorisée par l’échec des politiques « classiques ». Comment agencer les utopies motrices et mobilisatrices dans un tel contexte ? Comment saisir ce vent si spécial qui s’est levé pour inventer des lendemains où un chant puisse résonner ?

Elles s’étaient rencontrées au lendemain des attentats, Mù avait 20 ans à l’époque. Elles ne se connaissaient pas, elles s’étaient repérées deux à deux sur les réseaux sociaux. On identifiait vite les êtres animés par la même envie furieuse de changer le monde. Une urgence moins commune quand elle se mêlait de lumière. Les filles s’étaient reconnues, elles s’attendaient. À l’époque, Paris terrorisée, le monde meurtri se recroquevillait. On ne parlait que de fermeture de frontières, d’état d’urgence, de fermeté, de peur, mais ces filles-là ne pensaient qu’à une chose : ouvrir, ouvrir grand-angle, faire déferler d’autres armes : la beauté, l’insolence, la joie, la vérité quelle qu’elle soit, et défier le fatalisme ambiant. Elles avaient échangé sur le film Les Suffragettes, elles avaient envie de se battre comme leurs aïeules l’avaient fait. Leur combat n’était pas le droit de vote, c’était la remise en cause du théâtre du vote. Elles voulaient changer la politique, la place de la femme, ouvrir le pays aux Réfugiés qui affluaient, soigner la terre, changer l’éducation, faire de Paris un jardin, danser, partout, tout le temps. Elles voulaient faire éclater les normes, destituer les imposteurs, s’affranchir des censures, reprendre leur place dans le monde, se mêler de la chose publique…

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Publié aux éditions La Mer Salée en septembre 2020, « Les déliés » est le premier roman de Sandrine Roudaut. Roman dense, proposant une vision non-apocalyptique et pourtant parfaitement radicale des bouleversements en cours et des impasses quotidiennes auxquelles souscrivent encore et toujours les supporters du capitalisme tardif, il propose une fusion subtile de la fiction et de la littérature d’idées (six ans après l’essai « L’utopie, mode d’emploi »), fidèle en cela à toute une conception de l’anticipation et de la science-fiction comme expériences de pensée. Récit ancré dans un quotidien des actrices et des acteurs, activiste et multivoque, il joue autour des possibilités et des impossibilités de convergence des luttes, convoque sans idéalisme (la réflexion sur le fétichisme technologique et sur les retournements possibles de la science vers l’action rebelle est de toute beauté) les différentes modalités de hacking contemporain (on songera sans doute à « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet, ou au post-cyberpunk de Bruce Sterling), et évite bien, au prix de quelques jolies acrobaties, le piège de l’essai travesti en roman : les protagonistes, comme chez Kim Stanley Robinson (et même si l’autrice n’a sans doute pas encore, fort logiquement, le degré de maîtrise narrative à grande échelle de l’auteur de la « Trilogie Martienne », de « S.O.S Antarctica » et de la « Trilogie climatique »), discutent beaucoup, ne reculent pas devant certains échanges directement programmatiques (on songera certainement, ici, à l’Alain Damasio de « La zone du dehors ») et devant la mise en place concrète, voire détaillée, de moyens de lutte au quotidien, et leur conversation demeure néanmoins de bout en bout passionnante. Moins poétique et moins philosophique certainement que « Les furtifs » du même Alain Damasio, « Les déliés » bouillonne et foisonne également, sur d’autres chemins de spéculation (on notera avec attention l’incursion décidée dans le domaine du pouvoir de nommer et de préserver les significations face à la bouillie du storytelling des dominants, et face à l’oubli, avec des passerelles inattendues du côté de l’Ursula K. Le Guin de « Terremer », de l’Antoine Volodine du « Nom des singes » et de la Laure Limongi de « J’ai conjugué ce verbe pour marcher sur ton cœur »), et nous offre, en beauté et en énergie, une vision romanesque enthousiaste et revigorante d’un travail possible dans les interstices et sur les lignes de fuite d’un contemporain qui, sinon, n’engendrerait que désespoir.

À faire et refaire cette route qui bougeait si peu, Mù se sentait rassurée. Avec tout ce que le monde traversait de bouleversements, voir des scènes se perpétuer, comme dans leur bon droit, était précieux. C’était comme un refuge. Comme si le monde nous avait préparé, préservé ces endroits de refuge, afin que l’on puisse rester lucides. Savoir que certaines choses ne bougeaient pas, ou si peu, peut-être était-ce ce qui nous empêchait de devenir fous. Accepter et même embrasser l’inattendu était essentiel aujourd’hui pour construire sa vie dans un monde en impermanence. Mais épouser l’inattendu était impossible si l’on n’avait pas ces endroits refuges. Peut-on véritablement accepter l’inattendu sans l’assurance de quelques attendus ? Ces attendus qui nous attendent pour nous éviter la panique. Mù n’aimait pas beaucoup le verbe « se ressourcer ». Le pauvre était usé par trop d’intention à porter. Pourtant c’était bien le mot qui lui venait. Il fallait nourrir sa source. Quitte à se replier parfois sur ses refuges, qu’ils soient intérieurs ou qu’ils soient des lieux ou des routes comme celle-ci. Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un portant le mot Ressourcer. Elle sourit à l’idée des conversations que cela pourrait éveiller.

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Discussion

7 réflexions sur “Note de lecture : « Les déliés » (Sandrine Roudaut)

  1. Voici un livre qui va m’intéresser même si une chronique par la suite s’avère compliquée à écrire tellement celle-ci est remarquable (lue plusieurs fois car le contenu est dense) . Merci pour cet éclairage. Belle journée. Alain de Bibliofeel

    Publié par Bibliofeel | 6 octobre 2020, 11:00

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