La dévoration des images ouvrant une béance dans la vie d’un père. Poignant et magnifique.
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Au début de l’été de l’année 2015, un père de famille est seul dans son appartement parisien vide et silencieux, tandis que sa femme et ses enfants sont partis en vacances à quelques centaines de kilomètres de là, dans une grande maison de campagne, sereine et éloignée. Cet homme doux, effacé et retranché du monde, qui vit depuis longtemps en-deçà des émotions et de tous les soulèvements, se retrouve ainsi dans une solitude inutile et désœuvrée.
Deux images vont fissurer la vie et l’unité de cet homme, ouvrant une béance dans le mur-écran de ses émotions. La solitude et l’ennui de la fin de journée le poussent dans une salle de cinéma, spectateur d’un film dont il ne sait rien. Ce film inattendu (dont les cinéphiles reconnaîtront sans doute la description) contient une scène que rien ne l’a préparé à voir, une image «simple, nette et effrayante» d’un petit garçon abandonné sur une plage.
«C’est une falaise très grande, dressée au fond de l’image, au bout de la plage, qui occupe, obstrue le ciel de toute sa hauteur. Il n’y a pas de ciel. Dressée très droite, c’est un morceau parfaitement vertical de roche grise et noire, un bloc, comme si la terre avait été coupée, tranchée net, le ciel guillotiné.»
Cette image réveille brusquement les émotions de cet homme taciturne et doux, un individu qui vit en lisière des choses. Image de fiction extraite d’une scène d’une violence extrême, à laquelle la nature sombre et menaçante fait écho, elle laisse l’homme accablé et perdu, nul pas même lui, n’ayant compris qu’il a pleuré.
«Où est-il maintenant, tout de suite, alors que lui, seul, rentre chez lui, s’y résigne enfin, s’éloigne du coton des bruits, de la lumière et des voix, rejoignant le plein de la nuit, s’y enfonçant, dans le noir et le silence, le cœur lourd de porter ce petit fantôme, et qu’est-ce que c’est, cette grande tristesse qu’il emporte avec lui, cette mélancolie soudaine et lourde où palpite en douce une grande frayeur, une grande peur d’enfant, de très loin remontée, qui le suit, qui l’escorte jusqu’au bout, jusqu’au seuil de chez lui, et après encore, qui se glisse avec lui par la porte, à l’intérieur, s’incruste dans la pénombre fraîche de l’appartement et s’installe là, comme à demeure ? Chez lui, en lui, sur lui. Collée ? Comme une main moite sur la nuque, froide, et qui serre, et qui ne lâche pas.»
L’autre image qui vient enflammer la première est réelle. Photographie de chair, c’est aussi l’image d’un petit garçon sur une plage, comme une déflagration dans le feu roulant de l’information à la fin de l’été. Photographie d’un petit garçon d’une fixité inacceptable, sur une plage où un enfant devrait bouger et jouer, l’image est inconcevable pour un homme et pour un père.
Le mot image a dès l’origine partie liée avec la mort, le mot provenant d’imago, masques fabriqués en cire, moulés sur la face des morts dans la Rome antique. Épiphanies négatives, ces images réveillent une peur archaïque de l’abandon, la frayeur de la mort prématurée d’un enfant. L’absence des enfants de cet homme, l’empreinte dans leurs lits de leurs petits corps absents viennent nourrir la hantise. La cruauté de ces images, qui sont comme des fantômes, semble amplifiée par l’énergie innocente des fils de l’homme, «deux titans minuscules qui mettent le monde au feu et au sang de leurs ruades», terriblement vivants.
Le troisième roman de Pierre Demarty, à paraître le 24 août 2017 aux éditions Verdier, commence par une plongée dans les images, transformant le lecteur en œil, qui imagine ce qui est décrit par une voix off. Le style direct, implacable de ces descriptions transmet la hantise et les cicatrices que laissent ces images «dont on ne ressort pas, ni ceux qui les habitent, ni ceux qui les regardent.» Le texte ensuite se fait foisonnant, d’une beauté à couper le souffle, écho du regard d’un père sur ses enfants, petits êtres formidables et mystérieux, sur «la dépense incessante de leurs corps, leur débauche infatigable de vie au beau milieu d’un monde qui n’est que mort.»
Faisant preuve d’une grande audace une fois de plus, comme ses précédents livres, «Manhattan Volcano» et «En face», écho de la béance entre image et mouvement, entre vie et mort, la lecture du «Petit garçon sur la plage» laisse une empreinte profonde, inoubliable.
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