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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « La stratégie Ender » (Orson Scott Card)

Enfants surdoués en sauveurs de l’humanité. Guerre en préparation anthropologique. Un fort puissant roman d’apprentissage.

RELECTURE

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L’humanité fait face à la plus grande menace de son histoire : quelques années auparavant, alors qu’elle avait entamé la colonisation du système solaire, elle a rencontré les Doryphores, une race insectoïde dont on sait encore fort peu de choses, si ce n’est qu’elle maîtrise le voyage interstellaire, et que leur invasion n’a pu être repoussée que d’extrême justesse, et quasiment par chance. Désormais, il faut se préparer à l’inévitable invasion suivante. Sur une Terre politiquement très divisée, que seule la menace des Doryphores a pu détourner – provisoirement sans doute – de ses conflits internes, la flotte spatiale doit former en urgence des centaines d’officiers tacticiens et stratèges du combat dans l’espace intersidéral ou planétaire, à partir des enfants identifiés comme les plus prometteurs dans ce domaine crucial.

– « Les officiers ? » demanda Ender. Lorsqu’il prit la parole, tous se turent.
– « Oui » dit Graff. « L’École de Guerre se charge de la formation des futurs capitaines de vaisseaux, commandants de flottilles et amiraux de la flotte. »
– « Soyons clairs ! » dit le Père avec colère. « Combien d’élèves de l’École de Guerre finissent véritablement par commander un vaisseau ? »
– Malheureusement, Monsieur Wiggin, cette information est secrète. Mais je peux vous dire que tous les élèves qui passent la première année reçoivent une charge d’officier. Et tous au grade minimum de responsable de vaisseau interplanétaire. Même dans les forces de défense intérieures du Système Solaire, ce n’est pas un honneur négligeable. »
– « Combien passent la première année ? » demanda Ender.
– « Tous ceux qui veulent », répondit Graff.
Ender faillit dire : Je veux. Mais il tint sa langue. Cela lui éviterait d’aller à l’école, mais c’était stupide, ce n’était qu’un problème de quelques jours. Cela l’éloignerait de Peter et c’était plus important, peut-être même était-ce une question de vie ou de mort. Mais quitter Papa et Maman et, surtout, quitter Valentine ! Et devenir soldat ! Ender n’aimait pas se battre, il n’aimait pas les enfants semblables à Peter, les forts contre les faibles, et il n’aimait pas non plus les gens semblables à lui-même, ceux qui étaient intelligents contre ceux qui étaient stupides.

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Récompensé à sa parution en 1985 par les prix Hugo et Nebula, ce roman d’Orson Scott Card (son quatrième dans le genre science-fictif au sens large, après notamment les remarquables « Espoir-du-Cerf » et « Les maîtres chanteurs ») m’avait fait en 1986 l’effet d’une véritable bombe littéraire, dans la traduction de Daniel Lemoine proposée cette année-là par le Club du Livre d’Anticipation des éditions Opta. Apparaissant rapidement comme infiniment plus subtil que le « Starship Troopers » (1959) de Robert Heinlein (mais fort éloigné aussi de la version parodique et caustique qu’en donnera Paul Verhoeven au cinéma en 1997), ce roman d’apprentissage de la science ou de l’art militaire en gravité zéro et dans l’espace, appliqué à des enfants de 7 à 13 ans dans un contexte extraordinairement sérieux, puisqu’il y va de la survie de l’humanité, m’avait sans doute alors particulièrement touché à titre personnel, après des études secondaires effectuées dans le cadre d’un internat à encadrement militaire. Après trois ou quatre relectures (dont une en version originale américaine) au cours des trente années écoulées depuis ce premier choc, force est bien de reconnaître, malgré quelques faiblesses indéniables (dont les plus évidentes auront sans doute hélas été amplifiées par le film de 2013 réalisé par Gavin Hood), qu’il y a sans doute beaucoup plus en jeu dans ce texte, qui résiste puissamment au passage du temps, et qui est très loin de la science-fiction militariste que l’on peut trouver, sous sa forme la plus rusée, par exemple, dans « La poussière dans l’œil de Dieu » (1974) de Larry Niven et Jerry Pournelle.

Il y avait une école. Des cours tous les jours. Lecture. Calcul. Histoire. Des vidéos de batailles sanglantes, dans l’espace, les tripes des Marines giclant contre les parois des vaisseaux des doryphores. Des holos des guerres propres de la flotte, les vaisseaux se muant en éclairs lumineux lorsque les appareils se tuaient mutuellement dans la nuit dense de l’espace. Beaucoup de choses à apprendre. Ender travailla aussi dur que les autres ; tous luttaient pour la première fois de leur vie car, pour la première fois de leur vie, ils étaient opposés à des condisciples au moins aussi intelligents qu’eux.
Mais les jeux, c’était pour eux qu’ils vivaient. C’étaient eux qui remplissaient les heures entre le moment où ils se réveillaient et celui où ils se couchaient.
Dap leur présenta la salle de jeu le lendemain de leur arrivée. Elle était en haut, nettement au-dessus des niveaux où les enfants vivaient et travaillaient. Ils gravirent les échelles conduisant à des endroits où la pesanteur était moindre et là, dans la caverne, ils aperçurent les lumières aveuglantes des jeux.
Il y avait des jeux qu’ils connaissaient : ils y avaient même joué, chez eux. Des jeux simples et des jeux difficiles. Ender passa devant les jeux vidéo en deux dimensions et entreprit d’étudier les jeux qui occupaient les grands, les jeux holographiques, avec des objets suspendus. Il était le seul Nouveau dans cette partie de la salle et, de temps en temps, un grand l’écartait brutalement. Qu’est-ce que tu fiches ici ? Fous le camp ! Du vent ! Et, naturellement, compte tenu de la pesanteur réduite, il s’envolait littéralement, planant jusqu’à ce qu’il rencontre quelque chose ou quelqu’un.
Chaque fois, cependant, il se dégageait et revenait, souvent à un endroit différent, afin de voir le jeu sous un autre angle. Il était trop petit pour voir les commandes, la façon dont on jouait effectivement. Cela n’avait pas d’importance. Il voyait les mouvements. La façon dont le joueur creusait des tunnels dans le noir, des tunnels de lumière que l’ennemi traquait et suivait impitoyablement jusqu’à ce qu’il ait capturé le vaisseau adverse. Le joueur  pouvait tendre des pièges : mines, bombes, boucles qui contraignaient l’ennemi à tourner en rond indéfiniment. Il y avait des joueurs adroits. D’autres perdaient rapidement.

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Il serait dommage de raconter les péripéties de l’éducation militaire d’Andrew Wiggin, dit « Ender » : les enchaînements et les surprises y jouent un rôle non négligeable, jusqu’au bout. Retenons néanmoins que la subtilité des constructions de rapports de force et d’amitié au sein d’une communauté d’enfants (fût-elle militarisée), l’intelligence de l’utilisation des jeux vidéo (tant les classiques « shoot them up » que les moins classiques jeux personnalisés d’exploration, tel celui connu sous le nom de « Jeu du Géant »), le réalisme des simulations de combat, de tactique et de stratégie, la complexité des manipulations psychologiques mises en œuvre tout au long du récit, font réellement sortir ce roman du lot de la plupart des textes de la période. Sans renouveler nécessairement le space opera à l’époque, Orson Scott Card y introduit une combinaison d’ingrédients rares, fort peu observés ensemble jusque là. Il n’a jamais caché – il l’explique même longuement, avec force exemples, dans certains de ses ouvrages « théoriques » comme « Personnages et points de vue » (1988) ou « Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction » (1990) – que, pour lui, l’un des rôles essentiels de la narration est de construire un tunnel d’émotions et de sentiments pour la lectrice ou le lecteur (certains critiques lui reprochent d’ailleurs ce qui prend parfois l’allure d’un « matraquage émotionnel » – mais je n’en fais résolument pas partie). Et si les questions de morale, traitées sous un angle parfois presque métaphysique, sont bien omniprésentes, les aspects religieux et transcendants chers à l’auteur mormon sont extrêmement discrets ici, en attendant le début de la série « Alvin le Faiseur », deux ans plus tard.

Il y avait tellement de ce foutu respect qu’il avait envie de hurler.
Il voyait les jeunes de son armée, sortant tout juste de leur groupe de Nouveaux, les regardait jouer et se moquer de leurs chefs lorsqu’ils croyaient que personne ne les observait. Il voyait la camaraderie des vieux amis, qui avaient passé ensemble plusieurs années à l’École de Guerre, qui parlaient et riaient, évoquant des batailles anciennes et des commandants ou des soldats partis depuis longtemps.
Mais, avec ses vieux amis, il n’y avait ni rires ni souvenirs. Seulement le travail. Seulement l’intelligence et la passion du jeu, et rien au-delà.

Il faut aussi noter absolument que ce roman d’apprentissage militaire survitaminé – et dépassant rapidement ses objectifs initiaux apparents – est aussi le point de départ d’une double saga, l’une s’attachant à Ender lui-même, offrant dès son deuxième tome, « La voix des morts » (1986), l’un des plus beaux et subtils textes contemporains au genre science-fictif et à la littérature des expériences de pensée à fondations anthropologiques, l’autre s’attachant à d’autres protagonistes (que je ne préciserai pas ici afin de ne pas « spoiler » indûment) mais proposant dès son premier tome, « La stratégie de l’ombre » (1999), une extraordinaire expérience littéraire, celle de la réécriture presque intégrale de « La stratégie Ender » depuis un autre point de vue narratif. Orson Scott Card déclarait il y a quelques années, et cela semble à la lecture particulièrement crédible, que sa motivation pour transformer la nouvelle « Ender » de 1979 en roman à part entière était de créer les conditions de possibilité, presque au sens expérimental du terme, pour « La voix des morts ». On ne peut ainsi que saluer le machiavélisme bienveillant d’un auteur aux opinions conservatrices controversées sur certains sujets, mais capable de nous offrir de tels monuments littéraires.

Signalons enfin que la traduction française d’origine, parfois quelque peu poussive et non dénuée de maladresse, a été fort heureusement remplacée en 2012 par celle, superbe, de Sébastien Guillot, qui est désormais celle disponible chez Nouveaux Millénaires et chez J’ai Lu en poche.

 

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