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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « London Orbital » (Iain Sinclair)

Le tour de Londres à pied en suivant la M25, comme voyage initiatique et enquête socio-historique. Un choc rare.

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RELECTURE (PREMIÈRE LECTURE EN VERSION ORIGINALE ANGLAISE)

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La M25 : l’autoroute plus ou moins circulaire, ou elliptique, qui encercle désormais ce que l’on pourrait appeler « le grand Londres », à environ 25 km des grilles de Buckingham Palace. Surnommée « London Orbital », c’est cette artère routière bien particulière dont Iain Sinclair a arpenté à pied l’ensemble des abords de ses 188 km, en compagnie de quelques compagnons de dérive psychogéographique, en 1998-1999, douze ans après l’inauguration en grande pompe par Margaret Thatcher, et juste avant que Tony Blair n’inaugure, dans des fastes rivaux, le si symbolique Millennium Dome.

Le texte « London Orbital », publié en 2002 et traduit en français en 2010 par Maxime Berrée chez Inculte (épuisé depuis quelque temps, il vient d’être réédité en Babel chez Actes Sud en ce mois de septembre 2016) propose le singulier compte-rendu de cette expérience oscillant subtilement entre le très banal et l’absolument hors du commun, particulièrement fidèle ainsi à l’essence même de la psychogéographie, au renouveau de laquelle Iain Sinclair contribua ainsi de manière particulièrement spectaculaire.

Ça a commencé avec le Dôme, le dôme du Millénaire. Le besoin de s’éloigner de la météorite en téflon du marais de Bugsby. On avait balancé cette chose blanche dans la boue de la péninsule de Greenwich. Les clapotis devaient bien s’arrêter quelque part. La ville se retourna comme un gant. Rebut rejeté en périphérie. Un voyage, une provocation. Une évasion. Continue d’avancer, me dis-je, jusqu’à ce que tu atteignes le bitume, le cercle extérieur. Le point où Londres se délite, renonce à ses fantômes.
Je dois l’admettre : je développais une obsession malsaine pour la M25, l’autoroute orbitale de Londres. Le triste opercule qui agit comme un prophylactique entre chauffeurs et paysage. Cette sinistre ceinture, inaugurée par Margaret Thatcher le 29 octobre 1986, était-elle la véritable clôture gardant le périmètre ? Ce saut-de-loup conceptuel délimitait-il la frontière de ce qu’on appelle Londres ? Ou était-ce un garrot financé par le ministère des Transports et l’Agence des autoroutes afin d’étrangler le souffle vital de la métropole ?

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Avec ces 700 pages monumentales, Iain Sinclair ne se contente pas d’offrir à la psychogéographie la flamboyante cathédrale dont elle ne disposait pas jusqu’alors, en résonance parfaite avec les travaux tout aussi passionnants et somptueusement dérivants, en France, de Philippe Vasset (« Un livre blanc », 2007), de Xavier Boissel (« Paris est un leurre », 2012) ou d’Anthony Poiraudeau (« Projet El Pocero », 2013), il parvient à inscrire dans ce tour presque complet de la métropole (un ultime tronçon du périple se dérobera in fine à ses pas, pour des raisons en elles-mêmes fort savoureuses et significatives, que je vous laisse découvrir), en y intégrant avec une malice souveraine les hasards et les coïncidences, une véritable histoire sociale, économique et politique du triomphant conservatisme britannique (ses avatars blairistes inclus), appliquée à l’outil urbanistique et architectural, telle qu’on peut la toucher de l’œil et du doigt dans ces banlieues péri-urbaines de la City étendue.

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Thatcher, qui n’a jamais saisi le concept de « tenue décontractée », son éventail allant de la raideur fixée à l’éther méthylique comprimé (avec un avertissement sur la bombe aérosol déconseillant l’abus de solvants) à la rigidité taillée à même le basalte funéraire, s’était laissée convaincre par des stylistes consultants qu’elle devait traiter cet engagement comme une émission télé en extérieur, comme une conversation au paddock de Cheltenham, sans tout le tralala d’Ascot. Un costume, guindé (comme la cathédrale de Westminster), un genre d’imperméable beige.
Automne. Pas de chapeau. Sur le pied de guerre : aussi mal embouchée qu’un mufti. Véhémente, acharnée sur l’adversaire. Cromwell dopé aux hormones, féroce, elle manie sa petite faux, envoie paître l’ennemi invisible, rôdeurs embusqués, éco-bandits, ornithologues amateurs, grippe-sous, vils traîtres de la cinquième colonne libérale, incontinents, défaitistes congénitaux. « Je ne supporte pas ceux qui pleurent et qui critiquent alors qu’ils devraient féliciter la Grande-Bretagne pour cette réalisation formidable et battre le tambour à travers le monde. » Réjouissez-vous. Le pas de deux militaro-industriel. Vieille rengaine. Mme Thatcher poursuit par une évocation dithyrambique de « l’effet Sainsbury », qui introduit le virus américain des centres commerciaux, de l’aménagement consumériste, de la déchetterie marchande.

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Synthétisant son carburant pédestre et mental à partir d’ingrédients issus aussi bien des échappées prospectives, littéraires, tranchantes ou rêveuses, de J.G. Ballard (dont le spectre accompagne bien souvent les compagnons de périple) que des analyses étoffées de Mike Davis, Iain Sinclair traque au fil des jours ce que deviennent les asiles psychiatriques, les usines, les manoirs, les friches industrielles, les parcs, les rivières et ruisseaux, et la manière dont émergent lieux de loisirs orchestrés, opérations immobilières juteuses, terrains militaires reconvertis en complexes hi-tech toujours sous bonne garde, et, partout et peut-être surtout, centres commerciaux géants assortis de leurs parkings.

Certains lieux, certains faits prennent ici des valeurs particulièrement emblématiques, issues pourtant de la pérégrination et du coq-à-l’-âne apparent, plutôt que de l »analyse froide, mais nourries de la formidable culture éclectique de Iain Sinclair et de celles de ses compagnons de route, photographes, journalistes ou artistes, se joignant à lui certains jours, par deux ou par trois. L’aéroport d’Heathrow, le champ de couses d’Epsom, l’usine de munitions d’Enfield, le centre commercial ultime de Bluewater sont quelques-uns des marqueurs redoutables de cette circumnavigation patiente et quelque peu désespérée. Et rythmant les journées, l’omniprésence toujours croissante des vigiles et des sociétés de sécurité, et la mutation permanente, maladive, des lieux de convivialité simple que furent les pubs, les restaurants populaires et autres gargottes banlieusardes convectrices.

OUI est le mot. Thatcher semble éclaire d’un perpétuel halo vert, comme les apparitions des productions Hammer Films. La fiancée de Dracula. Le vert, c’est pour FONCEZ. Cette histoire de périphérique hante les ministères depuis les années 1930, quand on s’était aperçu que les voitures prenaient possession de la planète. L’idée de départ, c’était : les voitures au service de la population, des routes bordées de verdure, des rampes s’élevant droit au ciel (Une question de vie ou de mort, de Michael Powell). Ruban d’asphalte sinuant entre lacs et parcours de golf. Maillage de sillons orbitaux de plus en plus excentrés en partant du quartier des bâtiments royaux (palais, parlement) vers les faubourgs d’Hampstead et Holland Park. Puis les banlieues elles-mêmes, les impénétrables Stanmore, Totteridge, Ponders End, jusqu’au néant de la ceinture verte, le grand nulle-part à la lisière d’Epping Forest ; un territoire défini par les châteaux d’eau rouges italianisants des asiles victoriens et édouardiens. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas décider d’abandonner les aéroports et d’incorporer leurs immenses pistes d’aviation dont le vrombissement s’entendait jusqu’à Cambridge, Winchester et Canterbury ?

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Pour nous rendre accessible, lectrices et lecteurs en français, ce formidable ouvrage, joyeux et enlevé malgré son sujet, fourmillant d’ironie et de références, il faut saluer le travail du traducteur Maxime Berrée, dont la justesse des choix impressionne, et dont l’appareil lexical et culturel fourni en direct et en notes de fins de chapitre est particulièrement précieux.

Une lecture dans laquelle il faut accepter de se perdre, au fil de ce cercle démentiel, avant d’aller soi-même à l’occasion, marcher quelque part et tenter d’en extraire du sens, de l’histoire et de l’esprit de résistance.

La paranoïa des bobines d’actualité est telle que dans les archives, même après si longtemps, on ne retrouve rien d’autre qu’un visage. Nous savons qui a coupé le ruban, mais pas où. Le temps est suspendu. Dès le premier jour, la M25 a ses mythes : la femme qui trouvait que le périmètre était démesuré, la famille qui a décidé de rouler jusqu’au panneau de Newscastle. Les images d’archives sont muettes : l’endroit où Margaret aux mains d’argent, qui aurait volontiers amputé du pouce les vilains, signa son acte, est toujours secret. Ce n’était pas le point de départ officiel, l’échangeur 1, au sud du pont de la reine Elizabeth II, près de Dartford. Ce n’était pas non plus à côté des cuves de stockage Esso à Purfleet, ou à portée de nez du suave parfum de l’usine Procter and Gamble à West Thurrock. Pas plus que ça n’a eu lieu dans les confins où l’autoroute bleue perd ses nerfs et jaunit, avant la traversée en surplomb de la Tamise. Le regard de faucon fondit sur les caméras vers la lointaine frontière nord-ouest, dans les environs de la station-service de South Mimms. Ainsi va la rumeur.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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