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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Complications » (Nina Allan)

Mécanismes affûtés d’horlogerie et variations temporelles pseudo-aléatoires pour six nouvelles qui constituent un véritable et surprenant premier roman.

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Le titre « Complications » est une bien jolie trouvaille pour ce premier recueil en français de la Britannique Nina Allan. Composé de six nouvelles (la première d’entre elles, « Chambre noire », datant de 2008, ne figurait pas dans l’édition originale – intitulée « Silver Wind » (2011), d’après le titre de l’une des nouvelles -, et a été ajoutée par l’autrice à cette édition française traduite par Bernard Sigaud chez Tristram en 2013), il lui sied parfaitement d’être placé sous le signe de ces mécanismes d’horlogerie appelés justement complications (en français comme en anglais). Les montres et les horloges sophistiquées sont ici omniprésentes, et parmi elles se distingue le mécanisme appelé tourbillon, inventé par le Français Louis Bréguet en 1801, et destiné à – excusez du peu – limiter ou annuler l’effet de la gravité sur les montres mécaniques pour ainsi réduire à néant le retard inexorable qu’elles affichaient jusqu’alors au bout d’un certain temps.

Ma première machine transtemporelle était une Longines. Elle me fut offerte pour mon dix-huitième anniversaire par le frère de ma mère, Henry Pullinger. Je suppose que nous aurions dû l’appeler « oncle », mais nous l’avons jamais fait. Pour ma sœur Dora, c’est parce qu’elle estimait que les hiérarchies ou étiquettes de quelque sorte que ce soit relevaient d’une affectation bourgeoise. Pour moi, c’était simplement parce que nous ne l’avions jamais considéré comme tel. Le terme d’oncle évoquait toujours les images d’une bonhomie sinistre confinant à l’idiotie. Henry Pullinger était un homme aimable mais sérieux qui essayait constamment de s’attirer nos bonnes grâces en compensant l’absence de notre père. Il était au centre de notre vie à Dora et à moi, mais pas pour les raisons qu’il semblait croire moralement obligatoires. Ses timides tentatives pour nous imposer une discipline, ses petits discours sur l’école, la sexualité ou ce que nous devrions faire plus tard – tout cela nous faisait rire dans son dos quand nous étions enfants et nous mit mal à l’aise une fois adolescents. Ce que nous adorions chez Henry, c’était précisément ce qu’il essayait de nous cacher : sa timidité en compagnie de gens qu’il ne connaissait pas, son faible pour la cuisine exotique et les vêtements de prix, et par-dessus tout, son statut de hors-la-loi, son indifférence aux normes de la société. (« Le char ailé du Temps »)

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Il serait vain de tenter de raconter chacune des six nouvelles ou de tenter ici leur assemblage purement rationnel : si les montres et les horloges, et le temps qu’elles symbolisent et mesurent, sont bien au cœur de l’ensemble, les personnages presque récurrents y fluctuent allègrement, homonymes ou quasi-homonymes, échangeant une profession ou une circonstance, autour d’une galerie de narratrices et des narrateurs à la fois essentiels et amovibles, gravitant autour d’un nain horloger ou scientifique de génie – qui est peut-être ou qui n’est peut-être pas un dénommé Andrew Owen -, d’une Dora, d’une Juliet, d’un Henry ou d’un Martin, à la fois solides et subtilement interchangeables, nourrissant une subtile forêt d’impressions de déjà vu qui se solidifie au fil des nouvelles, et fait résonner d’un étrange enchantement ces décors du Sussex et du Kent, où Brighton et Hastings échangeraient à l’occasion leurs rôles, dans un carrousel progressivement de plus en plus dément où les hôpitaux désaffectés et les bois épais oscilleraient eux-mêmes entre les décors du « London Orbital » de Iain Sinclair et ceux de « La forêt des mythimages » de Robert Holdstock. – tandis que la trame sous-jacente de l’ensemble hésiterait en une étrange joie dansante et nostalgique entre les univers du « Transition » de Iain Banks et les agencements scientifiques et socialement concurrentiels du « Prestige » de Christopher Priest.

Ma première machine transtemporelle était une Smith, l’un des modèles d’après-guerre avec un boîtier Dennison en acier et un cadran argenté. Elle me fut offerte pour mon anniversaire par ma tante Judith et ma tante Myra, qui n’étaient pas mes vraies tantes, mais des amies de l’oncle Henry. L’oncle Henry était le frère de ma mère, il habitait sur la rive nord de la Tamise, à West Kensington. Les Tantes habitaient à Brighton, dans un minuscule pavillon encastré dans un alignement de maisons près du front de mer. Nous allions souvent les voir à Brighton, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que ma mère n’appréciait pas ces sorties autant que moi. Je crus d’abord qu’elle était gênée par le fait qu’elles étaient lesbiennes. Plus tard, je finis par me convaincre que c’était parce qu’elles avaient connu mon père.
Ma mère ne parlait jamais de mon père. Elle refusait de me dire ne serait-ce que son prénom. (« Gardien de mon frère »)

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Il est difficile d’égaler  à propos de ce recueil la force de pénétration de l’enthousiaste postface de Tricia Sullivan, qui semble saisir si parfaitement les enjeux à l’œuvre dans ce travail, et la furieuse autant que subtile collaboration exigée de la lectrice ou du lecteur pour bâtir ce rêve science-fictif artisanal (les mécaniques horlogères sont aussi accompagnées, significativement si plus modestement, par les arts du cirque, de la porcelaine, de l’ameublement, de la confection de maisons de poupées – renvoyant ainsi un écho du côté de l’étrange « Livre des enfants » de A.S. Byatt, en plus de leur géographie largement partagée – et pas du tout anodinement, de l’écriture (dans la dernière nouvelle surtout, « Chronologies », qui prend des allures rusées d’explication finale possible, tout en laissant toute leur place à la lectrice ou au lecteur). Les paroles par lesquelles la postfacière conclut son texte me semblent ainsi extrêmement judicieuses : « Et de fait, on pourrait dire que la perte, le deuil, la disparition, l’oubli et l’improbable sont les vrais sujets de cet ouvrage. Les récits comptent moins que les espaces, et, structurellement, Complications incarne cette éthique. Attention à la marche. Je voudrais avouer que cette adéquation parfaite de la forme à la fonction dans Complications m’a suggéré plusieurs fois le terme de « chef-d’œuvre » pendant sa lecture. Mais comment peut-on parler d’adéquation quand le livre repose sur des sutures, des lacunes, des décalages et des transgressions ? Et comment peut-on employer un terme aussi démodé que « chef-d’œuvre » pour qualifier un ouvrage qui n’a pas d’aspirations triomphalistes, mais qui aspire simplement à être ce qu’il est, c’est-à-dire un point d’interrogation ? Et puis zut. Complications est un chef-d’œuvre. C’est un petit livre parfait sur l’imperfection. C’est une histoire d’amour avec la précision chronométrique si révérée dans ces pages et pourtant déconstruite et révélée comme vertigineusement absurde dans le flux causal des événements humains. Et finalement – pour en revenir à notre horloger -, c’est une célébration de ce qu’il est possible de sauver à partir des petites bribes de temps rebelles qui constituent notre existence. »

Il y avait bien des manières de construire une maison de poupée. Outre les modèles plus traditionnels, on trouvait des maisons avec des pièces emboîtées et des portes secrètes. Le mobilier de pareilles créations était réduit au minimum afin de ne pas gêner les mécanismes cachés qui animaient le tout. Une fois, elle avait vu une maison de poupée sans aucune sorte de mobilier, une pièce orientale de provenance inconnue qui avait fait partie d’une exposition au Victoria & Albert Museum. Cette « Maison chinoise » était sous clé derrière une vitrine, mais Lenny avait demandé une autorisation d’accès pour étude qui lui avait permis de l’examiner en présence d’un employé du musée. Ce n’était pas vraiment une maison – plutôt une série de volumes interconnectés qu’on aurait pu à la rigueur qualifier de pièces. Le nombre des espaces accessibles dépendait apparemment de l’ordre dans lequel on les découvrait. Lorsqu’elle essaya d’ouvrir une pièce « verrouillée », tout le mécanisme se bloqua, et elle fut forcée de fermer tous les compartiments et de repartir de zéro. (« Chambre noire »)

 

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