Une farce moldave totale qui englobe peut-être l’ensemble du contemporain.
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Publié en 2010, à paraître en français le 4 septembre prochain aux éditions Mirobole dans une traduction de Raphaëlle Pache, ce nouveau roman du Moldave (vivant désormais à Montréal) Vladimir Lortchenkov s’affirme comme la redoutable suite (pouvant parfaitement se lire indépendamment) de l’hilarant et cruel « Des mille et une façons de quitter la Moldavie », qui m’avait enthousiasmé à sa parution en français en 2014.
Comme précédemment, l’auteur conjugue à merveille la tradition de la farce énorme, chère à de nombreux auteurs de langues slaves depuis le XIXème siècle, brillamment théorisée par Mikhaïl Bakhtine dans les années 1960, avec un retentissement universel, rénovée depuis une vingtaine d’années dans le creuset post-soviétique, et celle d’une satire sociale et politique qui n’en est que plus vigoureuse et cruelle, d’être drapée dans une si formidable épaisseur d’humour noir et déjanté.
Barack Obama me sourit affectueusement et me tapote l’épaule en s’inclinant un peu, de toute sa hauteur de star de la NBA.
– Souviens-toi de cette journée, jeune homme, me conseille-t-il.
– Je n’y manquerai pas, l’assuré-je avec d’autant plus de conviction que j’en ai effectivement l’intention.
– Et souviens-t’en avec précision.
Comme tous les hommes politiques, il est si préoccupé de lui-même qu’il ne tient aucun compte de son interlocuteur.
– Elle fera date dans l’histoire contemporaine, prédit-il. La liberté et la prospérité généralisée vont aujourd’hui franchir cette porte et faire leur entrée dans le monde, continue-t-il en désignant un battant en chêne massif. Et tu auras le grand bonheur de raconter à tes descendants que c’est à toi, oui, à toi, qu’est revenu l’honneur d’ouvrir cette porte pour le monde, poursuit Obama. Pas vrai ?
Il n’oublie pas d’enfoncer les vérités qu’il vient de m’assener par un petit tour de passe-passe tiré du bouquin de Carnegie.
Entre le fil d’une prise d’otages à l’ONU, concernant presque l’ensemble des chefs d’État du monde entier, et celui de la concentration de la déliquescence totale de la Moldavie, aux plans politique, économique, social et humain, dans le micro-univers emblématique d’un pénitencier à la fois bien particulier et terriblement général, Vladimir Lortchenkov joue magnifiquement avec les nerfs de la lectrice ou du lecteur, multipliant les angles de vue pour décrire, dans un rire tonitruant et tragique qui évoque fort logiquement celui de l’Emir Kusturica de « Chat noir chat blanc », qu’un génie sorti de la bouteille en exprimant un talent légèrement pétomane aurait mâtiné des bandes dessinées « Le Goulag » de Dimitri.
… par un beau matin du caniculaire été 2004, le soleil se leva sur la carrière de Casauti, d’où l’on extrait un calcaire destiné à l’érection des plus belles propriétés de Moldavie, en raison de sa blancheur aussi éclatante que les nuages d’été dans le ciel du pays. Tordant impitoyablement ses rayons devenus flous sous le regard des hommes décharnés, l’astre solaire vint prendre place au-dessus des surveillants et jeter sur la carrière le même regard indifférent. « Elle n’est pas du même blanc que les nuages, constata Plechka, l’adjoint du commandant du camp. On dirait plutôt un os saillant d’une fracture ouverte, qui se couvrirait peu à peu de pointillés noirs. Comme des poux sur du longe », songea encore Plechka qui cumulait aussi la charge de médecin de prison. Mais il ne s’agissait pas de poux : c’étaient les prisonniers de la colonie Pruncul, située dans le voisinage de la carrière, qui s’acheminaient au turbin.
La manière savante, rusée, farceuse et machiavélique dont Vladimir Lortchenkov use d’un gigantesque flashback tous azimuts pour nous expliquer in fine cette mère de toutes les prises d’otages soulève une admiration légèrement incrédule (« Non, il ne va pas oser ? Si ! »). Mêlant joyeusement et méchamment les rivalités géopolitiques et économiques entre grandes puissances, et singulièrement entre une Russie peut-être post-impériale et une Europe beaucoup plus cynique et corrompue que l’image qu’elle se plait à colporter d’elle-même, instrumentalisant avec ses protagonistes sordides tant les prétentions humanitaires que les élans religieux (la création de la religion officielle « eurolâtre » est un morceau de bravoure à elle seule), l’auteur nous offre un conte rabelaisien proprement monstrueux, au milieu des décombres sanglants d’un pays entier, imaginant avec fougue et malice d’illusoires antidotes aux destructions programmées par les lois désormais immanentes du profit immédiat et de l’égoïsme ontologique. Un roman qui heurtera sans doute par sa violence rageuse dissimulée sous les différentes couches de rire et d’excès, mais qui pourrait bien faire date à une époque où le cynisme des nantis apparaît toujours davantage au grand jour.
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Très hâte de découvrir « Camp de gitans » tant j’avais été éblouie et bluffée par « Des mille et une façons de quitter la Moldavie ». A suivre cet auteur absolument.