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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Le Dernier Amour du lieutenant Petrescu » (Vladimir Lortchenkov)

Une farce débridée et poétique de la mélancolie tchékiste et de la paranoïa marchandisée.

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– Réponds, salopard, où t’as foutu le magnétophone ?
Le petit homme basané en pantalon crasseux, dont la couleur n’était identifiable qu’à une inscription – « Green jeans » – au niveau de l’aine, poussa un gémissement plaintif. Quant au lieutenant Petrescu, entré au service de la police deux ans plus tôt, il essayait de comprendre : éprouvait-il de la pitié pour ce type ? Petrescu n’avait aucune certitude en la matière. D’un côté, il comprenait que le suspect – c’est-à-dire le type en question – était davantage tourmenté par sa gueule de bois que par la perspective d’un châtiment sous forme de privation de liberté pour un certain nombre d’années ; d’un autre côté, Petrescu était effrayé par la possibilité de devenir le même monstre inhumain que ses collègues au poste, dont il lui semblait parfois qu’ils pourraient dérouiller leur propre mère sans même ciller.

Écrit en 2003, largement revu et publié en russe en 2014, traduit en français en 2016 par Raphaëlle Paché chez Agullo Éditions, ce roman de Vladimir Lortchenkov montre à nouveau chez nous, après « Des mille et unes façons de quitter la Moldavie » (2008) et « Camp de gitans » (2010 – repris sous le titre « Les aventures de Séraphim, prophète moldave oublié des dieux » en Pocket), à quel point ce Moldave de langue russe, désormais exilé à Montréal après des années de journalisme n’ayant pas toujours beaucoup plu à divers intérêts au sein de l’un des pays réputés les plus corrompus d’Europe, s’affirme d’année en année comme l’un des grands maîtres de l’humour noir du désastre post-soviétique. Andreï Kourkov, dans sa préface, ne s’y trompe pas, en écrivant : « À l’heure actuelle, Vladimir Lortchenkov est sans doute la voix la plus fraîche et la plus ironique de la nouvelle littérature russophone. Son ironie et son regard particulier sur le monde s’appréhendent aisément et relèvent de la géographie biographique de sa vie. Il a grandi russe en Moldavie, République soviétique dont les habitants – les Moldaves – étaient les héros de blagues populaires à travers toute l’URSS. Vladimir Lortchenkov a vécu à une époque où l’Union soviétique aussi bien que son humour de cuisine se sont enfoncés dans le gouffre de l’histoire, pour déserter définitivement la réalité. S’en est suivie, pour lui, une existence dans la Moldavie indépendante, lavée des sarcasmes soviétiques. Cependant, aux yeux de l’écrivain, cette Moldavie débarrassée de son passé soviétique est devenue une source bien plus appétissante d’histoires et d’humour que cette même république du temps de l’Union soviétique. »

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Sa nomination au commissariat n°134 n’avait toujours pas débarrassé Sergueï de son habitude de se vêtir avec soin, en civil, de se raser de près et d’embaumer une agréable eau de Cologne. Car même exilé dans ce trou, il espérait ne pas se déconsidérer et, tôt ou tard, atteindre le but principal de son existence, à savoir devenir d’abord ministre de l’Intérieur, puis président. Bien évidemment, pour que sa carrière prenne la trajectoire ascendante voulue, Sergueï aurait pu tout simplement se faire muter au commissariat de Bendery – projet pour lequel des parents plutôt influents l’auraient aidé. La ville transnistrienne de Bendery ne reconnaissait pas la police moldave, mais après le cessez-le-feu, les représentants des forces de l’ordre n’en furent pas expulsés pour autant, si bien que servir dans un commissariat local pendant une année ou deux vous garantissait un avancement et une réputation de héros. À cette époque cependant, Petrescu était à l’évidence toujours influencé par certaines pages de Rue de la sardine, de Steinbeck (son écrivain préféré) : le jeune lieutenant pensait qu’il serait en mesure d’introduire des améliorations dans l’univers de ce quartier, qu’il saurait démontrer à ces alcooliques nécessiteux et misérables qu’un homme en uniforme pouvait être un protecteur et pas seulement un ennemi. Mais à présent, il était clair que l’atmosphère ne se prêtait plus à un tel optimisme.

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Le pont qui mène de Tiraspol à Bender, sur le Dniestr.

Sergueï Konstantinovitch Petrescu, policier compétent et idéaliste, dont le nom même inscrit dans le dur la déchirure moldave entre attraction de la Roumanie et de l’Europe (et de ses subsides), à la porte de laquelle le pays frappe sans relâche, et orbite russe et passé soviétique, que le repoussoir indépendantiste transnistrien rappelle régulièrement, pourrait être le Candide de cette histoire folle qui navigue en effet entre Steinbeck et Voltaire, entre Sterne et Rabelais, entre Sorokine et Hašek. Paradoxalement et joueusement, il n’en sera rien. Pris progressivement en apparence dans les terribles mâchoires d’un piège déjanté où se côtoient la nostalgie kagébiste d’un directeur du SIS (le service de sécurité moldave), les réflexes absurdes d’un journaliste gentiment décati et mis sous pression, le prénom miroir aux paranoïas d’un préparateur de chawarma, la joyeuse nymphomanie d’une jeune femme, l’abnégation d’un tchékiste stagiaire, le racisme viscéral d’un gendre de garagiste, la paranoïa usuelle des services de renseignement américains, l’avidité d’un affairiste musulman, la bonhomie d’un déserteur allemand de la deuxième guerre mondiale, ou encore le goût du déguisement clochardisé d’un agent de terrain, il sera même confronté à un roman en gestation, dont il est le héros bien que ce texte soit une réécriture hilarante et folle de l’histoire de Noé et de son arche. Dans les méandres alcoolisés d’un récit où le rire cache en permanence une lame terriblement affûtée, il s’inventera pourtant, comme le dit Andreï Kourkov également, son propre rêve américain, gardant juste ce qu’il faut de ses idéaux pour imaginer une vie, avec son mode d’emploi. Un roman rare, déployant en catimini d’impressionnants moyens littéraires, usant de la farce, de l’absurde et de l’ironie profonde pour décaper le réel au jet à très haute pression.

– Nous exigeons de savoir si l’inclusion de notre république dans la liste des cibles potentielles d’Al-Qaïda aura des conséquences tragiques pour la Moldavie, avait déclaré un député de l’opposition.
En guise de réponse, le directeur du SIS s’était rembruni, l’air entendu, avant de marmonner quelques paroles inarticulées. Dans le flot général de sa réplique (l’école du Parti lui avait appris à répondre sans répondre), on ne saisissait que « terrorisme », « discursif », « catégorique », « protection factice » et « processing ». D’où les parlementaires en conclurent que les événements avaient pris une tournure extrêmement inquiétante et dangereuse.

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À propos de Hugues

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