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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Ma vie » (P.N.A. Handschin)

Questionner et détruire sans relâche le langage des clichés biographiques les plus anodins pour en extraire la saveur cachée.

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Ma vie

Publié en 2010 dans la collection Locus Solus des éditions Argol, « Ma vie » est la cinquième partie du vaste travail entrepris par P.N.A. Handschin sous le nom de « Tout l’univers » – travail que j’ai découvert l’an dernier par son tome 7, « Traité de technique opératoire », grâce à la Maison des Écrivains et de la Littérature.

Explorateur du langage, de ses clichés et surtout de la part de mystère poétique et politique qui s’y niche, fréquemment dissimulée dans les buissons les plus improbables, traqueur de la vérité gisant peut-être au cœur des accumulations encyclopédiques, P.N.A. Handschin entasse joyeusement, au long des 360 pages de « Ma vie », en trois parties et neuf chapitres, quelques milliers de brèves phrases (allant de quelques mots à quelques lignes) séparées par de simples virgules, fournissant toutes des éléments biographiques arrachés en désordre apparent à  des exercices qui pourraient s’apparenter, vus de loin, à des interviews de célébrités, à des entretiens préalables à l’obtention d’un poste, quel qu’il soit, voire à des discours de réception dans telle ou telle instance.

je me suis fait tout seul, (…), j’ai reçu une éducation à la française, (…), j’ai passé mon enfance au Niger où mon père était ingénieur agronome, (…), j’ai compris rapidement que ma vie était dans l’écriture, (…), j’ai passé vingt-sept mois dans le bourbier de la guerre coloniale, (…), je suis un fils de l’exil, (…), je suis arrivé à Limoges avec cent francs en poche, (…), j’ai toujours eu foi en un monde meilleur, (…), très jeune j’ai couru les castings, (…), la France est mon second berceau, (…), j’ai été chanteur de rock dans les bals locaux, (…), j’ai pratiqué les arts martiaux à haut niveau, (…), j’ai réalisé un jour que je ne serais jamais fonctionnaire, (…), j’ai été membre de l’association Promouvoir l’Innovation à La Ciotat, (…), j’ai enchaîné les postes à responsabilité, (…), je me suis révélé très tôt remarquable en mathématiques, (…), j’ai vécu ma vie passionnément, (…), j’ai composé mes premiers poèmes visuels à huit ans

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Plonk et Replonk.

Très vite, toutefois, quelques fêlures se glissent dans le tissu d’énoncés apparemment anodins, si ce n’est qu’ils expriment parfois, comme il est de mise en matière d’hagiographie, fût-elle auto-administrée, d’importantes parts d’emphase définitive, d’auto-satisfaction ou de visible fausse modestie. Dans la toile apparaissent ainsi notamment des énoncés comiquement contradictoires, allongeant les grades et les titres en leur offrant une chute disgracieuse ou ironique, inventant des guerres dont on ignore tout et pour cause, mélangeant allègrement les époques et les genres, ou encore abusant de certaines impossibilités géographiques ou logiques. Le doute s’insinue ainsi très vite, dans une drôlerie songeuse, quant à la véracité et au statut des diverses affirmations de vie et de pensée, y compris celles qui ne semblaient pas – a priori – soupçonnables.

j’ai perdu l’usage d’un œil pendant la guerre de Gibraltar, (…), j’ai été élevé au grade d’officier instructeur de la Légion d’Honneur, (…), je suis né à l’époque de la domination finlandaise de l’Égypte, (…), j’ai connu Zola au collège François-Mitterrand de Bourg-en-Bresse, (…), j’ai pris seul les rênes du groupe Bouygues-Leclerc-Bolloré, (…), ma mère était la muse du poète Rilke, (…), mes parents qui étaient éditeurs d’art ont travaillé près de trente ans avec Dalí Delacroix et Fragonard, (…), j’ai été l’un des membres fondateurs de la Société d’Autopsie Mutuelle, (…), j’ai été enrôlé dans l’armée moldave et expédié à Hong Kong et Macao, (…), j’ai un peu fréquenté Walter Benjamin Tim Burton et Blaise Pascal, (…), j’ai été membre de l’Académie des Sciences Molles et Politiques, (…), j’ai été reçu troisième à l’agrégation de philosophie derrière Rommel et Eltsine, (…), j’ai été élu conseiller conjugal du Ve arrondissement, (…), j’ai repris du service dans l’armée comme capitaine de corvette au 313e régiment d’infanterie lourde, (…), j’ai été emprisonné plus d’un an pour propagande néo-giscardienne, (…), je suis devenu responsable du département politique et économique de Canal J, (…), j’ai été admis en cycle de perfectionnement au ski hors-piste au Club Alpin Français de Lorient, (…), j’ai travaillé au Bureau d’Économie de Guerre à Genève en tant que consultant marketing, (…), j’ai également enseigné à l’ENA et au Collège Interarmées de Légitime Défense

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Plonk et Replonk.

Convoquant toutes sortes de pays imaginaires mais néanmoins souvent familiers à la lectrice ou au lecteur, inventant des départements français qui non seulement n’existent pas mais ne devraient pas pouvoir exister, ridiculisant – gentiment ou non – des institutions reconnues par l’adjonction d’un simple adjectif, multipliant les sujets scientifiques et médicaux dignes d’étude ou d’inquiétude, P.N.A. Handschin, à travers ce cortège spectaculaire, qu’il parcourt au gré de coqs-à-l’âne et de sauts de signification minutieusement agencés, et ne devant le plus souvent pas grand-chose au seul hasard, nous propose en filigrane permanent deux réflexions ô combien salutaires, sous nos inévitables rires et sourires. Il nous oblige d’une part à questionner le bien-fondé de ce à quoi une biographie « classique », dans nos sociétés, semble attacher de l’importance, à titiller en profondeur la pertinence de ces informations qui prétendent décrire un être humain. Il nous force d’autre part à relativiser la force péremptoire des affirmations, en extirpant de tant de passages obligés et de clichés hagiographiques ressassés leur part irréductible de ridicule et de mensonge, exhibant devant la lectrice et le lecteur la gigantesque part de storytelling et d’agencement programmé que peuvent contenir – et bien souvent contiennent – les éléments de langage (selon l’expression plus que jamais consacrée dans ce qui se prétend encore aujourd’hui être « la politique ») les plus innocents et les plus évidents en apparence.

Profondément drôle, P.N.A. Handschin distille à notre intention une audace aussi littérairement décapante que politiquement nécessaire.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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