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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Les malchanceux » (B.S. Johnson)

Mémoire brisée, disjointe et inconsolable d’un ami emporté par le cancer. Chef d’œuvre.

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Les Malchanceux

Publié en 1969, le quatrième roman de B.S. Johnson est sans doute le plus spectaculaire dans sa forme, et il aura fallu attendre 2009 pour qu’un éditeur, Quidam, nous en offre la traduction (celle de Françoise Marel) en reproduisant la forme originelle de l’œuvre : une boîte contenant vingt-sept cahiers indépendants, non reliés, dont seuls le premier et le dernier sont identifiés comme tels.

Évoqué par plusieurs intervenants lors de la soirée littéraire entièrement consacrée aux éditions Quidam en février 2013 à la librairie Charybde, c’est l’éditeur et auteur Gilles Marchand, lors de sa soirée « Libraire invité » à la même librairie, le mois suivant (mars 2013), en compagnie de son compère d’Antidata Olivier Salaün, qui m’avait donné une furieuse envie de découvrir ce texte véritablement à part, alors que je n’avais jusque là lu, de B.S. Johnson, que son excellent, glacé et fort maritime « Chalut ». Les aléas des parcours de lecture ont reporté cette découverte capitale à ce mois de mars 2015…

Mais je la connais cette ville ! Le vert, c’est bien cette salle des guichets, et ce long bureau en demi-cercle, cette claire-voie ironique, les carreaux de faïence bruns, et verts en-dessous, rien n’a changé, même ces poutres martelées, purement décoratives, elles ne soutiennent rien, enfin au-dessus ! Je la connais cette ville ! Comment n’ai-je pas compris lorsqu’il m’a dit, Allez, tu couvres City, cette semaine, qu’il s’agissait de cette ville ?

Comme dans « Chalut », de plus d’une manière, les vingt-sept fascicules des « Malchanceux »  narrent, en bribes physiquement découpées, disjointes et nécessairement réagençables au hasard, les aléas d’une quête mémorielle à la fois forcenée et vouée à l’échec. Débarquant dans une ville anglaise pour y exercer son métier alimentaire de chroniqueur sportif (largement spécialisé en matches de football), le narrateur – par ailleurs écrivain – tente de rassembler les éléments épars qui composent son souvenir de son meilleur ami Tony, terrassé par un cancer, éléments eux-mêmes obscurcis à chaque pas par les interférences, bienvenues ou non, de souvenirs parasites, celui de son amour déçu pour Wendy, qui l’obséda si longtemps, ceux de ses efforts d’écriture et de leurs enjeux, ceux de villes déjà traversées au fil des matches, ceux de situations déjà vécues alors que la maladie se développait inexorablement.

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Et les lychees, Wendy avait détesté les lychees, c’était dans ce restau aussi, c’était la première fois qu’elle en mangeait, elle avait un côté assez provincial, un peu nunuche dans son genre, si l’on peut dire, à cette époque, elle avait dit que ça avait le goût du coton trempé dans l’alcool, n’importe quoi, j’espère qu’à l’époque, je m’étais pas privé de lui faire remarquer l’étrangeté de ses habitudes culinaires pour oser faire une telle comparaison, ça m’étonnerait pas que j’ai dit ça, j’ai pas pu rater ça. Aujourd’hui, je n’ai plus mal, quand je pense à elle, quand je pense à Wendy, dans cette ville, plus besoin de picoler pour noyer cette dépression amère, aujourd’hui, je bois pour le plaisir, je bois parce que j’aime l’alcool, le goût que ça a, ici et maintenant, dans cette ville, la ville que je connais.

Dans ces vint-sept bribes curieusement, paradoxalement, flamboyantes, B.S. Johnson se penche à nouveau, avec une beauté désenchantée et cristalline, avec une acuité rarement atteinte ailleurs, sur ces perdants pas vraiment magnifiques, sur cette classe moyenne populaire anglaise de l’après seconde guerre mondiale condamnée à une perpétuelle spirale de déclassement, résolument orientée vers le bas, superbement ignorée et méprisée par les élites oxbridgiennes de l’establishment britannique, cette classe dont David Peace entonne si cruellement et incisivement, par ailleurs, le chant de mort dans son quatuor du Yorkshire, dans « GB 84 » et sa terrible grève des mineurs, bien sûr, et dans son récent « Rouge ou mort », même, où le football se retrouve aussi au cœur secret du propos d’ensemble, cette classe dont Richard Milward nous offre, à travers son « Pommes » et son « Block Party », les lointains et déliquescents échos contemporains.

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Un panneau qui indique Castle Boulevard, oui, ça y est, ça me revient maintenant, les rues sont des boulevards, c’est comme ça qu’ils les appellent, dans cette ville, enfin certaines rues je veux dire, et c’est dans l’une de ces rues que se trouve l’université, University Boulevard, rien de plus logique. Et le château, bien sûr, oui, unique en son genre, là-haut, perché sur son bout de rocher, du grès, si je me trompe pas, jaune, pâle, friable, avec ce pub en bas, à ses pieds, et ses pièces creusées dans la roche, elle est est si tendre, et toutes les caves, elles servaient encore d’habitations y a pas si longtemps, jusqu’à la fin du dix-neuvième je crois, c’est ce que Tony m’avait raconté, son esprit était fabuleux pour ce genre de futilités historiques, mais ce n’est pas le bon terme, non, détail ne va pas non plus, futilités pour moi peut-être, mais pour lui importantes, ou dignes d’être mentionnées, puisqu’elles sont importantes, ce dont je doute, en ce qui me concerne, en tout cas, son esprit était fabuleux pour ce genre de détails, il les entassait comme on le fait des documents aux archives publiques, oui, voilà, j’ai trouvé une bonne image, un peu fcile peut-être, en tout cas, son esprit, il était presque aussi pragmatique, ordonné, contrairement au mien, erratique, capable de disjoncter à tout bout de champ, soumis aux à-coups des associations d’idées, des dissociations et des répétitions, alors que sa pensée s’écoulait en un flux régulier, articulé de manière logique, un flot constant, tout en retenue, savoir, connaissances, informations, mais un peu lent peut-être, dans certains cas, cela dit, cette façon d’étreindre la conversation, il faudrait que je trouve une image pour la décrire, non, ça vient pas. Mes visites, c’étaient de longues discussions interrompues par nos repas, mais je généralise, la plupart du temps, c’était lui qui parlait, moi j’étais le bon élève, je faisais le tri et je choisissais ce qui m’intéressait, ce qui était nécessaire pour moi, nécessaire à l’époque, dans son discours, oui, c’est bien le bon terme, discours, j’exagère pas, son esprit était raffiné, son besoin de communiquer s’incarnait dans son discours, c’est vrai, par où je vais commencer, comment cire ce qu’il était, sa désintégration ?

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Dans cette extraordinaire quête mémorielle qui échoue à chaque pas, tant le langage se dérobe au récit, au compte-rendu d’une existence comme d’un match de foot pour lequel toujours les bons mots manquent, se résorbant vainement en clichés et en tentatives ratées, quête qu’aucune madeleine, aucun pavé disjoint dans la cour, aucune spirale cavalière ou prisonnière ne parviennent à soutenir, B.S. Johnson se hisse à hauteur d’impensé radical, proposant à la lectrice et au lecteur un parcours réellement aléatoire, brisé en morceaux presque irréconciliables, allant ainsi beaucoup plus loin que les schémas inévitables et déjà fantastiques offerts par la « Marelle » de Julio Cortazar.

Comme le dit si justement Jonathan Coe, l’un des plus grands admirateurs de B.S. Johnson, dans le petit fascicule supplémentaire inséré dans la boîte cartonnée de cette magnifique édition, en constituant la préface : « Et dans la manière de montrer la dégénérescence et la destruction arbitraire que le cancer inflige au corps, « Les Malchanceux » apparaît aussi comme un texte contemporain presque surnaturel, en ce sens qu’il anticipe les récits de maladie glaçants mais courageux qui dernièrement ont rencontré un succès d’estime mérité. À son époque, le livre inclassable de Johnson (récit, roman, peu importe l’étiquette !) n’avait reçu qu’un accueil mitigé, teinté d’un mépris à peine déguisé pour sa prétention à l’originalité. Aujourd’hui, j’espère qu’il ne sera plus seulement vu comme un rejeton excentrique issu de la vogue expérimentale des années 60. C’est un livre unique et merveilleux, un classique de son temps, et du nôtre ».

Ce qu’en dit également très justement ma collègue et amie Charybde 7, désormais sur ce blog, est ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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