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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « L’Aurore » (P.N.A. Handschin)

Traquer dans la joie la métaphore guerrière invisible.

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Publié en 2005 chez P.O.L., « L’Aurore » est le deuxième volume du grand œuvre au long cours entrepris par P.N.A. Handschin, intitulé « Tout l’univers », dont j’ai découvert et follement apprécié auparavant le septième volume (« Traité de technique opératoire »,  2014), le cinquième (« Ma vie », 2010) et le sixième (« Abrégé de l’histoire de ma vie », 2011).

Il y avait un petit risque – en tout cas je le craignais vaguement – à saisir ainsi à rebours un projet aussi ambitieux – de décapage par l’absurde des ressorts du storytelling contemporain – que « Tout l’univers », même si je n’avais pas ressenti de déception, loin de là, en lisant le tome VII avant les V et VI. Soyons rassurés : si ce tome II est certainement un peu plus « brut de fonderie » que les trois tomes ultérieurs que je connais, il est bien loin de n’en représenter qu’une ébauche.

Des troupes allemandes motorisées traversèrent la frontière polonaise fut pilonnée par le PSU attendait des renforts pour attaquer la montagne Pelée tomba aux mains de l’UNEF et des carabiniers interpellèrent Zénobe Gramme mit sa main en visière et dit « Le dieu bienveillant et protecteur s’est suicidé à Auschwitz. » en dévisageant Guimard avait inventé la pénicilline en collaboration avec Champollion atterrit en Arkansas la boue et la vapeur brûlantes expulsées par le Taal saccagèrent treize villes dont São Paulo fut prise d’assaut par les Peuls liquidèrent une quinzaine de chercheurs anglais du Cemagref  s’affairaient pour retrouver le corps de Leonid Brejnev (…)

Au long de ces 108 pages, la formule d’abrasion du langage utilisée est identique : de courts chapitres sont introduits et conclus par deux brèves propositions qui semblent, un instant, faire sens. Entre les deux se déploie implacablement une création par association de phrases simples, dans lesquels les liens de subordination et d’enchaînement ont été impitoyablement éliminés, créant une gigantesque ribambelle dans un esprit malicieux d’abord pas si éloigné de celui du révélateur enfantin « marabout – bout d’cigare – gare à toi ».

Pierre Curie futur historien et critique de cinéma français naquit à l’hôpital Lariboisière fut pris d’assaut par les Araucans déclenchèrent la 4e croisade devait normalement mettre fin aux exactions napolitaines en Somalie le GECM interpella Dick Fosbury était habillé en uniforme de la guerre de Sécession faisait rage à Khartoum et à Syracuse les Perses massacrèrent les Méos incendièrent la Maison-Blanche tomba aux mains de l’OSCE fit pression pour que Taiwan renonce à exercer une influence sur le chef de l’Église orthodoxe ordonna la crucifixion de onze membres d’Interpol (…)

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C’est dans l’interconnexion des registres sémantiques utilisés, puisés pour partie au vivier journalistique des clichés en service commandé – qui apparaissent toujours en cible profonde et jouissive de la mise en scène de P.N.A. Handschin -, que la puissance du procédé apparaît : vocabulaire de la diplomatie et de la grande stratégie, compte-rendus de vastes guerres historiques et de ténues guerres civiles locales, conflits sociaux et politiques côtoient ainsi en détail d’autres affrontements, considérés en général comme davantage métaphoriques, que sont les combats artistiques, les commentaires économiques, les joutes sportives, les grands (et petits) récits bibliques et mythologiques. S’y ajoutent encore, fugitivement, les notations géographiques ou météorologiques, apparaissant ici comme autant de prises de positions. Déjà, l’auteur démontre insidieusement la puissance de l’affirmation sans ambages par la puissance des données (« tout cela est vrai puisque je le dis et documente ») et par le sérieux affiché en surplomb de tout doute raisonnable.

… la ville royale de Cincinatti fut envahie par les Fatimides et les Barbares excommunièrent Louis II le Bègue se tourna vers la fée Viviane tomba immédiatement amoureuse de Lovecraft contemplait huit plâtres superbes de Hans Arp refusa l’offre de l’avocat Guibert qui lui proposait de liquider Ronsard et Pythagore avait reçu la Croix de Fer pour sa conduite exemplaire sur le front letton les Dravidiens assaillirent la montagne Sainte-Geneviève surplombait la montagne Sainte-Victoire fut rayée de la carte par l’INC entreprit d’envahir la Chine lança une escadre de B-52 contre le Tyrol du Sud réclama que Madagascar passe outre sa neutralité et bombarde la France-Comté …

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René Magritte, L’explication, 1952

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Pour notre ravissement de lectrice ou de lecteur, P.N.A. Handschin joue sérieusement. L’ampleur mécanique et obsessionnelle de la mise à nu des automatismes que chaque formule met en œuvre sidère, tandis que le bonheur des associations pas si libres que cela – par lesquelles les sigles anodins et réputés plutôt pacifiques (DATAR, ISBN, URSSAF, ORSEC,…) se muent en mystérieuses forces combattantes, les sites touristiques deviennent lignes de front, les ouvrages d’art retrouvent subrepticement leur essence militaire – réjouit, amuse, et engendre le songe conscient. Traquant mine de rien, dans l’accumulation, la métaphore guerrière qu’il est si aisé de glisser – subrepticement ou non – dans quasiment n’importe quel discours, il met sur la table ce qui reste le plus souvent dessous : le singulier pouvoir des mots – et ce d’autant plus qu’il ne se présente guère ici comme tel – de la bouillie médiatique qui déferle en permanence, usant du cliché automatisé comme d’une arme de guerre, en effet.

Des cavaliers putschistes se mirent en route pour sauver l’explorateur polaire norvégien Amundsen remonta le col de son duffle-coat et dit « La vérité sur la Terre ça s’appelle le fascisme » en dévisageant Goebbels gifla Marine Le Pen qui attrapa alors un revolver et logea une balle dans la poitrine de son amant était de connivence avec Schwarzenegger arriva par les airs à Woodstock le KGB détrôna Rainier III ignorait ce qu’étaient les droits de l’homme restaient mystérieux à Vercingétorix se laissa enfermer dans Alésia (…)

Il y a quarante-cinq ans, Leopoldo María Panero construisait une poésie mettant en évidence le rapt de nos rêves d’enfant par une marchandisation industrielle et détendue de notre culture (« Ainsi fut fondée Carnaby Street », 1970). P.N.A. Handschin élabore maintenant pour nous, depuis douze ans, une prose souvent irrésistiblement drôle, singulière et salutaire de dessillement, de confrontation à la profonde pollution du langage même qui est à l’œuvre autour de nous.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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